Henri Sterdyniak : « Les innovations secondaires favorisent le gaspillage »

L’éminent « économiste atterré » Henri Sterdyniak raconte au journal minimal le combat idéologique à mener pour aller vers une société sobre et solidaire. Entretien.

Photo : henri Sterdinyak
Henri Sterdyniak

Directeur du département Économie de la mondialisation à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), Henri Sterdyniak est l’un des cosignataires du Manifeste d’économistes atterrés, qui fit grand bruit lors de sa parution en 2010. Ce groupe de scientifiques dénonce la présentation du modèle libéral comme organisation économique et sociale indépassable. Henri Sterdyniak nous explique pourquoi et comment dépasser le capitalisme.

Qu’est-ce qu’un économiste et quel est son rôle ?
Un économiste, c’est d’abord quelqu’un qui a fait des études et qui a un diplôme en économie. C’est aussi quelqu’un qui estime avoir quelque chose à dire sur le fonctionnement économique. L’économiste contribue à alimenter le débat public lorsqu’il fournit aux citoyens des éléments de réflexion.

Mais il y a de nombreuses façons d’être économiste et de nombreuses définitions. Il y a d’ailleurs aujourd’hui tout un débat : peut-on dire des choses en économie sans avoir un diplôme patenté ou pas ?

L’économie est-elle une science dure, une science molle ou, comme le soulignait l’économiste Bernard Maris alias Oncle Bernard, une science nulle ?
La question de la place de l’économie dans les sciences sociales se pose fréquemment. Fait-elle partie du regard que l’on peut porter sur le fonctionnement des sociétés humaines ou est-ce une discipline avec des méthodes et des champs d’analyse totalement différents ? Selon moi, la vérité est entre les deux.

L’économie est une science sociale, c’est-à-dire qu’elle fait partie du discours que l’on peut avoir sur le fonctionnement de nos sociétés et, en même temps, la science économique a ses spécificités et ses résultats propres, qui la différencient de la sociologie ou d’autres disciplines. C’est à la fois une science sociale et, parfois, une science dure dans certains de ses résultats plus ou moins établis.

Il y a deux ans, des chercheurs ont demandé la création d’une section « Économie et société » au Conseil national des universités (1), à côté de la section « Sciences économiques ». D’abord favorable, le ministère de l’Enseignement supérieur a finalement refusé. Comment l’expliquez-vous ?
Pour les économistes dominants, l’économie est une science dure, et tout ce qui s’écarte de ce schéma ne relève pas de la science économique. Ces tenants de l’orthodoxie refusent l’idée qu’il existe plusieurs méthodes et plusieurs sujets d’analyse, et c’est donc naturellement qu’ils contestent qu’il puisse y avoir plusieurs sections au Conseil national des universités. C’est une sorte de volonté hégémonique consistant à dire : « Il existe des sciences sociales, et parmi les sciences sociales, l’économie, avec ses résultats propres, est la seule qui soit scientifique ». Elle ne peut donc pas se mélanger avec la sociologie, l’histoire ou la science politique. L’idée même que l’économie puisse s’intéresser au fonctionnement concret des économies et à la manière dont les économies ont évolué au fil du temps ne fait pas partie de leur système de pensée. Pour les économistes dominants, il existe une science économique avec des méthodes et des résultats scientifiques valables tout le temps.

La différence entre économistes orthodoxes et économistes hétérodoxes
– Le courant orthodoxe englobe les économistes qui croient en l’efficience des marchés financiers, en l’équilibre général des forces économiques et pensent que l’économie est une science dure. On parle de courant dominant ou mainstream. Ces économistes font un usage appuyé de la modélisation mathématique.
– Les hétérodoxes rassemblent les économistes souvent post-keynésiens ou marxistes, qui pensent que les marchés ne sont pas efficients. S’estimant sous-représentés à l’université, ces derniers ont plaidé en faveur de la création d’une 2e section au sein du Conseil national des universités.
Au-delà d’une ligne de fracture idéologique, c’est surtout la méthode qui différencie les économistes : expérimentation, modélisation et tests économétriques, observation, etc.

Les économistes mainstream ne récusent-ils pas la notion d’économie politique ?
En effet. Pour les tenants de la pensée orthodoxe, il existe un fonctionnement optimal de l’économie. Ce fonctionnement sous-tend un modèle de société unique, la société libérale, à laquelle on aboutit par des réformes structurelles. Ceux qui étudient d’autres types d’organisation sont décrédibilisés comme économistes. Il existe une coupure épistémologique entre les tenants d’une économie parfaite et ceux qui pensent qu’il y a plusieurs façons d’organiser la société, avec des choix politiques qui influencent le fonctionnement réel des économies, des choix qu’il faut comprendre et présenter aux citoyens. Par exemple, nous, les Économistes atterrés, pensons qu’on a le choix entre une retraite publique et une retraite par capitalisation, quand les tenants du libéralisme pur présentent la capitalisation comme le modèle parfait où chacun épargne pour sa retraite.

Ceux que vous qualifiez d’orthodoxes vous retournent la critique et prétendent que les hétérodoxes, loin d’être exclus, sont libres de publier, y compris dans les revues américaines de renom.
Il existe beaucoup de revues, plus ou moins cotées. Si vous êtes indifférent à la cotation, libre à vous de publier où vous voulez, y compris sur Internet. La plupart des revues scientifiques considèrent que publier chez elles est une médaille donnée aux jeunes économistes. Dès lors, il leur faut absolument publier dans ces revues, où ce qui compte, c’est la méthode employée, axée sur le formalisme mathématique plus que sur la pertinence des résultats.

Par exemple, avant la crise de 2007, on a vu fleurir bon nombre d’articles raffinés à base de mathématiques financières dans des revues de haut niveau avec, en creux, l’efficience des marchés financiers et la connaissance de la distribution des risques. La crise a montré combien ces modèles étaient saugrenus. La plupart des travaux qui mettaient en garde contre l’instabilité financière, eux, ne sont jamais parus dans les revues académiques, celles qui donnent des points pour être pris comme professeur d’université en France. Par ailleurs, la plupart des revues américaines dépendent des universités et fonctionnent en réseau : vous êtes publié parce que vous appartenez au réseau de tel ou tel professeur.

Dans le débat sur la réduction du temps de travail, il y a des travaux bien faits qui ont montré que les 35 heures avaient permis la création de 350 000 emplois. Ces travaux sont sérieux mais n’ont aucune chance de passer dans une revue américaine parce qu’il n’y a pas d’innovation méthodologique.

Henry Sterdyniak photographié dans son bureau
Henri Sterdyniak à son bureau, Paris, octobre 2016 (Photo : Isabelle Toquebeuf)

En 2014, François Hollande a opté pour des mesures économiques favorables aux entreprises, comme la baisse des charges afin de leur permettre de restaurer leurs marges, d’investir et d’embaucher. Quelle efficacité au bout du compte pour cette politique de l’offre ?
Au début de son mandat, Hollande avait tenté de réduire les déficits publics en ponctionnant les riches et les entreprises. Il avait notamment augmenté l’impôt sur les sociétés que Sarkozy avait diminué, restauré l’impôt sur les successions, lutté contre l’optimisation et la fraude fiscale des grandes entreprises. Mais il a fini par accepter le discours du patronat selon lequel il fallait restaurer les marges des entreprises en réduisant leurs impôts, et surtout, détricoter le droit du travail. Partant de là, on est sortis d’une politique économique de gauche, selon laquelle il aurait fallu soutenir l’activité, augmenter le pouvoir de négociation des travailleurs au sein de l’entreprise et favoriser la planification industrielle.

Une autre économie est-elle possible ? Comment mettre en place un tel modèle ?
En limitant le poids de la finance et des marchés financiers, en restaurant un capitalisme productif à la française, avec le souci de la planification industrielle et de la gestion des entreprises avec des objectifs d’emploi et de production et non de satisfaction des actionnaires. Dans ce cadre, il faut lutter contre la croissance des inégalités de revenus et revenir à une hiérarchie limitée des revenus, par exemple de 1 à 20 et non de 1 à 400… Donner aussi davantage de poids aux syndicats, aux usagers et aux consommateurs pour définir l’économie que nous voulons. Pour chaque secteur économique, il faut définir les besoins et se poser la question des modalités de leur satisfaction. Actuellement, ce n’est pas le cas : les besoins sont définis par les grandes entreprises et relayés par la publicité. On en arrive à oublier la satisfaction des besoins fondamentaux au profit de besoins totalement ostentatoires.

Compte tenu des contraintes écologiques, il faut surtout préparer la décroissance économique. On ne peut pas se payer le luxe de gaspiller de manière éhontée les ressources de la planète. Il faut d’urgence tendre vers la transition écologique.

Mais les contraintes internationales et les classes dirigeantes ne sont pas spontanément disposées à aller vers une société sobre et solidaire… Il y a un vrai combat idéologique à mener.

Transition écologique, société plus égalitaire… C’est la société minimaliste que vous décrivez !
Nous n’avons pas le choix. Sinon, c’est la catastrophe écologique, économique et sociale. Cette lutte doit se mener aussi sur le plan politique en faisant comprendre, par exemple, que les innovations tournées vers les besoins secondaires favorisent le gaspillage.

Le problème, c’est que le mouvement écologiste et solidaire est divisé en des tas de chapelles : Montebourg, Mélenchon, Les Verts, Hamon, Filoche… Si tous ces candidats se réunissaient en un seul mouvement, là ça aurait du poids !

(1) Le Conseil national des universités est composé de professeurs et de maitres de conférences, qui gèrent les carrières des enseignants-chercheurs en validant leur qualification. Les membres du CNU jugent les dossiers qui leur sont présentés en prenant en compte le nombre et la qualité des publications dans les revues classées selon leur prestige. Un système de gestion de carrière où la promotion par les pairs est de mise et s’exerce souverainement au sein des différentes disciplines et sections.

Aller plus loin
Site de l’OFCE
– Les Économistes atterrés, Nouveau manifeste des économistes atterrés, 15 chantiers pour une autre économie, Éditions Les Liens qui Libèrent, 2015
À quoi servent les économistes s’ils pensent tous la même chose ? Manifeste pour une économie pluraliste, Éditions Les liens qui Libèrent, 2015
Économistes au bord de la crise de nerfs (Le Monde)
– Cette querelle qui déchire les économistes français (Les Échos)
Économistes, la révolte hétéro (Libération)

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Une réponse

  1. J’ai une question pour M. Sterdyniak,
    Une politique de économique « de gauche » serait-elle vraiment positive pour la France ?
    Deux points m’amènent le doute:
    -Charger les entreprises n’est-ce pas un frein au développement ?
    -J’ai pour exemple une TPE artisanale de 2 employés pour laquelle le salaire d’un employé est chargé a plus de 105% (je ne me souviens pas du chiffre exact) par l’État, ce qui naturellement freine l’augmentation salariale de l’employé.

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