Lors d’un roadtrip en Patagonie, notre correspondant en Argentine, Arnaud Brunetière, a dormi à Bajo Caracoles, un hameau froid, beau et inquiétant au milieu du désert. Récit.
oilà plus de huit heures que nous roulons en direction du sud sur la section patagonne de la Ruta 40, axe routier qui balafre l’Argentine du nord au sud sur plus de 5 300 kilomètres. La lueur du jour s’estompe, la fatigue se fait sentir.
À cet endroit la Ruta 40 est droite, large : un ruban d’asphalte au milieu d’une plaine désertique qui semble se répandre à l’infini entre l’océan l’Atlantique et la Cordillère des Andes, dont on aperçoit au loin les sommets. Nous ne croisons aucun humains. Des centaines de guanacos (lama sauvages), quelques ñandus (cousins de l’autruche) et tatous traversent la route, leur territoire. La Patagonie, ça y est, nous y sommes ! Nous commençons à découvrir, enfin, sa monotonie, son charme minéral, sa froideur infinie, ses vents et ses sirènes.
Nous comprenons que nous n’atteindrons pas aujourd’hui notre destination, Gobernador Gregores. Nos yeux parcourent la carte à la recherche d’une autre option. Ici, une estancia (1), là, une autre de ces possessions gigantesques… et, plus loin : Bajo Caracoles. Le seul point de notre carte qui ne désigne pas une propriété privée, avant Gobernador Gregores. C’est ici que nous dormirons.
Bajo Caracoles (« sous les escargots », en français) est minuscule : une petite dizaine de constructions au bord de la Ruta 40, côté Cordillère. Au centre du hameau, un hôtel. Énorme. Il occupe à lui seul quasiment la moitié du village. Autour, le vide de la Patagonie à 360°, sur des centaines de kilomètres. La prochaine habitation humaine est à plus d’une heure trente de route d’ici.
« VOUS POUVEZ DORMIR ICI ! »
À droite du grand hôtel, un panneau indique « Hostel ». Ces derniers étant généralement plus économiques – l’équivalent d’une auberge – nous nous garons devant. Je descends. Porte close. Hall d’entrée en travaux. Le lieu semble abandonné. Personne : ni propriétaire, ni clients. Je retourne à la voiture mais le voisin m’alpague : « Vous pouvez planter votre tente dans mon jardin ! ».
Il fait froid. Le vent souffle fort. Nous sommes fatigués. Perdus au milieu de nulle part. Et peu rassurés par l’air patibulaire du voisin… Nous nous dirigeons vers l’hôtel et entrons dans la pulperia qui fait office d’accueil. Une pulperia, en Argentine, c’est un café, faisant aussi brasserie, épicerie, quincaillerie, poste… et tout ce dont vous pouvez avoir besoin. De fait, l’hôtel semble être le seul commerce du village.
COMME DANS LUCKY LUKE
Son propriétaire nous reçoit, derrière son comptoir, au milieu des sandwichs, pains, alfajores (biscuits), boinas (bérets), pantalons de gauchos, cordes, … Corpulent, il ressemble aux riches propriétaires dans Lucky Luke, dont l’embonpoint n’a d’égal que l’étendue de leur patrimoine. Son visage est marqué du sourire de celui qui sait être le personnage le plus important de la région, propriétaire de tous les commerces à 300 kilomètres à la ronde.
Il parle d’une voix tonitruante, nous fait attendre derrière le comptoir et rit à nos dépens en compagnie de ses habitués. À notre demande, il finit par nous annoncer le prix de notre chambre et nous envoyer vers l’une de ses employées qui nous y conduit, alors qu’il poursuit sa conversation avec ses amis-clients… ou clients-amis.
NUIT D’IVRESSE
Au bout du long couloir, à l’extrémité de l’établissement (et, de fait, du village) : notre chambre avec vue sur la Cordillère des Andes. Des dizaines de kilomètres de Patagonie nous séparent d’elle. La lumière bleutée des montagnes, joue avec le rosé du soleil couchant, dans la fraîcheur de cette terre constamment battue par les vents… Guanacos, ñandus, tatous, maras, condors et autres doivent eux aussi se préparer au crépuscule qui descend.
Froide. Terrifiante. Sublime. Cette nuit d’ivresse patagonne est une ode au dépaysement, à l’immensité du monde, à l’altérité, une invitation à s’extraire de toute contrainte, de tout schéma de pensée, de toute temporalité…
« Il y a des moments dans l’existence où le temps et l’étendue sont plus profonds, et le sentiment de l’existence intensément augmenté » — Charles Baudelaire.
Demain, nous reprendrons la route. Demain, nous retrouverons la société, ses fourmis motorisées (2). Nous irons voir El Chaltén et son sommet inaccessible (le FitzRoy), El Calafate et son glacier en expansion (le Perito Moreno), avec tous les autres touristes venus – comme nous – contempler le grand spectacle de la Nature, pétrifiés de froid par le vent patagon.
(2) C’est ainsi que l’écologiste américain Aldo Leopold désigna les touristes, dans son Almanach d’un comté des sables (1949).
> À lire aussi : Vacances trash : on a campé durant 4 jours au bord de l’autoroute européenne