Il était une fois le maté, l’infusion indienne qui a conquis le monde entier

Le maté est plus qu’une boisson, c’est une culture du partage. Consommé en Argentine depuis des millénaires, comment a-t-il conquis la planète entière ?

le maté, un rite venu de loin
Un groupe de gauchos en train de boire du maté et de jouer de la guitare dans la pampa argentine (vers 1880). Wikimedia commons.

lettrine infusion sud-américaine plurimillénaire, le maté contient plus de plantes que d’eau. Il se boit avec une paille métallique filtrante placée dans une calebasse. Il est devenu célèbre en France depuis que des reportages ont montré Antoine Griezmann en consommer quotidiennement. Son succès est international, preuve en est son entrée en 2019 dans la très select panoplie des émojis : ?.

Il faut dire que le maté est bien plus qu’une boisson : c’est une invitation au partage. Je rejoins Mariana et ses amies, assises sur la pelouse d’un parc public à Rosario (Argentine). Mariana nous demande qui boit le maté (mate en espagnol et en portugais). Tout le monde en veut ! Elle remplit alors au trois quarts la calebasse d’un broyat de tiges et de feuilles de yerba (les Argentins prononcent « cherba »), un arbuste originaire d’Amérique du Sud, de la même famille que le houx européen. Elle y introduit ensuite la paille métallique et verse dessus l’eau chaude du thermos.

« LE MATÉ N’EST PAS UNE BOISSON »

Mariana boit cette première infusion : la coutume veut en effet que la personne qui sert le maté se réserve le premier jus, plus amer. Puis elle remplit à nouveau la calebasse et la tend à sa voisine. La discussion reprend alors, sous le soleil de ce dimanche d’automne, ponctuée par les allées et venues du maté (le terme désigne indifféremment l’infusion et/ou son contenant), régulièrement rempli par Mariana.

Comme l’écrit Hernán Casciari (1), célèbre écrivain argentin, auteur de contes contemporains populaires :

Le maté n’est pas une boisson (…). Bon, si. C’est un liquide qui entre par la bouche. Mais ce n’est pas une boisson. Dans ce pays personne ne boit du maté parce qu’il a soif. C’est plus une habitude, comme se gratter. Le maté est exactement le contraire de la télévision. Il te fait converser si tu es avec quelqu’un, et il te fait penser quand tu es seul. Quand quelqu’un arrive dans ta maison, la première phrase est « bonjour ! » et la seconde « un mate ? ».

PAS UN JOUR SANS

L’infusion a un goût particulier : son amertume en surprend et en rebute plus d’un la première fois. On ne boit le mate ni parce que l’on a soif, ni pour son goût. On le boit par « habitude » et pour partager un moment avec d’autres : famille, amis, collègues… inconnus.

Zacarías et moi buvons le maté. Toujours. À n’importe quelle heure. Les fois où nous étions sur le point de nous séparer, les fois où est arrivé un nouvel enfant à la maison, quand ils l’ont jeté du travail, quand l’Argentine est devenue championne du monde, quand sont tombées les tours jumelles. Quand maman est décédée… Entre Zacarías et moi, il y a eu des jours sans baisers le matin, des semaines sans s’adresser la parole, des mois entiers sans faire le ménage, des années infiniment longues sans un peso en poche. Mais il n’y a jamais eu, dans notre couple, un seul jour, sans que lui et moi nous asseyons en silence pour boire le maté. (ibid)

« LE THÉ DES INDIENS »

Les découvertes archéologiques montrent que le maté était déjà consommé plusieurs millénaires avant notre ère. Les conquistadors le découvrent en 1554, lorsque les membres de l’exploration menée par Domingo Martínez de Irala rencontrent, dans la région des fleuves Paraná et Uruguay, les indigènes Tupis-Guaranis, qui en consomment régulièrement (2).

Comme le cacao, le tabac, le maïs, la pomme de terre ou les haricots, le maté apparaît donc en Europe au 16e siècle, ramené par les premiers colons du Nouveau Monde. Cependant, la boisson n’y connaîtra pas le succès qu’elle va avoir sur son continent d’origine.

En Amérique, le maté reste longtemps la pratique des seuls indiens Tupis-Guaranis. Jusqu’à ce que les jésuites se mettent, au 17e siècle, à domestiquer la yerba que les autochtones se contentaient de cueillir. Ceci vaudra à cette boisson, parfois appelée « thé du Paraguay » ou « thé des Indiens », le nouveau surnom de « thé des jésuites ».

NAISSANCE D’UNE « HÉTÉROTOPIE »

Mais ces plantations ne seront pas plus destinées aux colons qu’au Vieux Continent. Si les religieux cultivent le maté, c’est avant tout pour assurer l’autonomie de la trentaine de missions de l’une des plus extraordinaires utopies-réalisées de l’Histoire : la République jésuite-guarani.

Pendant un siècle et demi, la Compagnie de Jésus va bâtir, dans la région des fleuves Paraná et Uruguay [qui sert alors de zone tampon entre les prétentions espagnoles, au sud, et portugaises, au nord, N.D.R]« une colonie merveilleuse, dans laquelle (…), selon Michel Foucault, le régime du communisme le plus parfait régnait. » (3)

Les « Indiens », réduits en esclavage sur tout le reste du continent, y vivaient libres, élisaient leurs représentants, possédaient terres et troupeaux en commun et pouvaient se défendre militairement contre les razzias de vendeurs d’esclaves. Mais la dissolution de la Compagnie de Jésus par le Vatican en 1773 mit brutalement fin à cette « hétérotopie » [localisation physique de l’utopie] et les plantations de yerba maté tombèrent en désuétude.

LA FIGURE DU GAUCHO

Il faudra attendre le 19e siècle pour que le Brésil et l’Argentine relancent la production. À cette même époque apparaît dans les deux pays l’image du gáucho, gardien de troupeau sud-américain, équivalent austral de son homologue nord-américain : le cow-boy.

À la limite du hors-la-loi, le gáucho jouera un rôle crucial, tant pour le développement économique de ces régions, qui repose beaucoup sur l’élevage, que pour la conquête des territoires immenses, les luttes pour l’indépendance… et la popularisation du maté. Le goût fort et amer de la yerba rappelle la vie simple et dure de ces pionniers sud-américains.

PARTOUT, TOUT LE TEMPS

En Argentine, certains boivent le maté au petit-déjeuner, d’autres au travail, à la merienda (le goûter) ou de retour de soirée, pour étirer un peu plus encore une nuit entre amis… Car, si le maté peut bien entendu se boire seul – beaucoup d’étudiants sud-américains le boivent en révisant, cette boisson énergisante étant réputée faciliter la concentration –, il est avant tout une excuse pour partager un moment en famille ou entre amis, chez soi, ou à l’extérieur.

ustensiles
La yerba et les ustensiles. Photo: Arnaud Brunetière.

Il n’y a jamais de sorties ou de longs voyages en voiture sans un maté. Raison pour laquelle vous trouverez toujours, dans le pays, des bornes d’eau chaude dans les stations essence et sur le bord des routes pour recharger votre thermos.

En revanche, le maté n’est pas servi dans les bars. Il est seulement possible d’y remplir son thermos ou de demander un « mate cocido » (maté cuit). On vous apportera alors une tasse d’eau chaude accompagnée d’un petit sachet de yerba, similaire aux sachets de thé. Rien à voir avec le mate traditionnel.

BOISSON NATIONALE…

La yerba est la seule chose qu’il y a toujours, dans toutes les maisons. Toujours. Qu’il y ait de l’inflation, la faim, les militaires, la démocratie, ou n’importe quelles autres de nos pestes et malédictions éternelles. Et si un jour il n’y a plus de yerba, un voisin en a et t’en donne. La yerba ne se refuse à personne. (ibid)

En Argentine, mais aussi au Paraguay, en Uruguay et dans le sud du Brésil, le maté est devenu ce que le thé est à la Chine ou le café à la Colombie : une véritable boisson nationale. Ainsi, il n’est pas rare de trouver des photos de célébrités, le maté à la main : d’Ernesto « Che » Guevara à Lionel Messi, en passant par Diego Maradona, Cristina Kirchner (ex-présidente de l’Argentine) ou encore le pape François.

… ET INTERNATIONALE

Aujourd’hui, la consommation du maté s’est répandue pour atteindre les États voisins du Chili, de la Bolivie ou du Pérou. Elle a aussi traversé mers et océans. Le maté est ainsi consommé en Syrie – qui en est le premier importateur mondial – ou au Liban. Ces voyages racontent l’Histoire des migrations sud-américaines.

Immigrer temporairement, pour leur travail, c’est le rêve de la plupart des joueurs de football sud-américains, attirés par le niveau et les salaires des championnats européens. C’est ainsi que l’Urugayen, Carlos Bueno, fit découvrir la boisson à Antoine Griezmann, lorsqu’ils jouaient tous deux au Real Sociedad (club de foot espagnol).

Le maté se distingue des autres boissons par son mode de préparation bien particulier, comme un rituel.

le yerba dans la calebasse
Étape n°1. Remplir la calebasse de yerba, aux 3/4. Dessin: Arnaud Brunetière.
secouer le yerba
Étape n°2. Secouer. Dessin: Arnaud Brunetière.
bouilloire
Étape n°3. Laisser un creux sur le côté et verser un peu d’eau chaude dans ce creux. Dessin: Arnaud Brunetière.
remuer la yerba dans le maté
Étape n°4. N’humidifier la yerba que petit à petit, à chaque ajout d’eau. Dessin: Arnaud Brunetière.
l'eau chaude, le maté est bientôt prêt !
Étape n°5. Nouvelle fournée d’eau chaude. Le maté sera bientôt prêt! Dessin: Arnaud Brunetière.

Avec la pandémie de coronavirus, la pratique même du partage du maté a été déconseillée par le gouvernement et questionnée par de nombreux Argentins, accoutumés à faire circuler la bombilla (paille) de bouche en bouche. Le maté continue de se boire, mais maintenant chacun utilise sa propre calebasse et sa propre bombilla. On ressort donc les récipients plus petits, individuels et on se demande quand est-ce que l’on pourra ressortir dans un parc, boire un maté avec ses amis, au bord du Paraná ou ailleurs… comme avant.

NÉCESSITÉ

Ce partage avec autrui temporairement empêché, le maté laisse alors place à une autre de ses dimensions, celle de l’introspection, du retour sur soi, de la contemplation de son âme.

Ce pays est le seul au monde dans lequel la décision d’arrêter d’être un gamin et de commencer à être un homme arrive un jour en particulier. Pas de pantalons larges, de circoncision, d’université ou de départ loin de ses parents. Ici, l’on commence à être grand le jour où nous sentons la nécessité de boire pour la première fois un maté, seul. Ce n’est pas un hasard. Ce n’est pas une coïncidence. Le jour où un enfant met la bouilloire sur le feu et boit son premier maté sans qu’il n’y ait personne à la maison, à cet instant, il vient de découvrir qu’il avait une âme. Ou il est mort de peur, ou il est mort d’amour, ou de quelque chose d’autre …mais ce n’est jamais un jour quelconque. (ibid)

(1) Citation extraite du livre de Hernán Casciari. Más respeto que soy tu madre, (Un peu de respect, j’suis ta mère !), Chapitre 122, 2004. Traductions : Arnaud Brunetière.
(2) Terme hérité du quechua mati qui signifie réceptacle pour une boisson, le maté traditionnel est une petite calebasse ouverte, vidée et séchée, destinée à contenir la yerba et l’eau chaude.
(3) Michel Foucault, « Les utopies réelles ou lieux et autres lieux », intervention dans l’émission L’Heure de culture française, le 7 décembre 1966.

Pour suivre les publications de mon journal préféré, je reçois la lettre minimale, chaque 1er jeudi du mois. Bonne nouvelle, c’est gratuit et sans engagement !

Partager cet article

À propos de l'auteur
Après plusieurs voyages en Amérique latine, je vis actuellement à Rosario, ville de naissance de « Che » Guevara, de Messi et… de ma copine argentine.
Articles similaires
Du même auteur
Écrire un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Rechercher