Qui peut bien avoir l’idée de se poser au bord de l’autoroute européenne pour y passer quelques jours de vacances ? Deux jeunes artistes belges. Ils nous racontent la vie dans cette « zone libre dont personne ne veut, pas même les animaux ».
Dormir au sol, avoir froid, être dans le bruit, ne rien avaler ; c’était un peu trash faut avouer… Avec Clément on est partis quatre jours. On s’est installés le long de l’autoroute européenne (E40) en direction de Louvain juste au niveau de la sortie Kraainem près de Bruxelles. On s’est mis dans l’étroite forêt qui borde l’autoroute au 3e lampadaire après le pont qui mène à Zaventem.
À notre niveau l’autoroute avait cinq bandes avec plein de lignes, de hachures et de panneaux pour assurer la sortie. Notre « forêt » était toute en pente. Je dirais 6 à 10 mètres de large pour une longueur indéfinie. Toute en pente avec une zone de 2 mètres de plat, juste bien pour contenir un corps couché.
Donc on s’est installés là. D’un côté il y a l’autoroute et de l’autre il y a un petit chemin pour les promeneurs qui longent notre forêt, une sorte de tunnel d’arbres qui serait super charmant s’il n’y avait pas non stop le gros bruit des voitures et l’odeur des pots d’échappements. Même si moi personnellement j’aime bien ce bruit, ça me rappelle la mer. Je le trouve rassurant et doux comme l’enfance.
Du coup on s’est mis là. Contre les promeneurs et leurs chiens, cyclistes, coureurs et autre zonards, dont on était très bien cachés même en étant tout tout près d’eux. À l’endroit où l’on s’est mis la végétation était assez dense pour que nous on les voie bien car ils sont dans la lumière, alors que eux ne nous voient pas dans l’obscurité. Par contre ce que l’on n’a pas capté direct c’est qu’au niveau bruit ça faisait l’effet inverse. Nous on n’entendait rien du tout car toute notre tête était prise par les bagnoles mais eux ils entendaient tout le ramdam que l’on faisait en bougeant dans nos couvertures de survie. On s’est fait cramer par plusieurs chiens comme ça. Mais les maîtres ne les ont pas crus et on ne s’est pas fait déranger finalement.
IL NOUS A REGARDÉS SANS COMPRENDRE
Sauf un type, un cycliste tout gros et tout pro, qui devait trop pisser, qui a sauté par dessus les buissons en se débraguettant et qui est tombé nez à nez avec nous en train de glander dans notre cabane en plastique. Il nous a regardés longtemps sans comprendre ce que foutaient deux jeunes blonds dans cette zone minable. Et il a fait demi tour sans répondre à notre bonjour. Finalement on ne s’est pas fait pisser dessus.
C’est marrant ça a beau être une minuscule forêt bruyante et sale, quand t’es dedans t’y crois à fond, t’es vraiment en forêt. On s’est installés à un endroit où il y avait un crâne de renard séché, poli et tout beau, puis de la grosse bâche, de la corde et du fil de fer tout rouillé. On a fait quelques descentes sur le bord de l’autoroute tout près des voitures pour aller récupérer des gros matériaux. Oui, les plus beaux se trouvent là. Comme on avait pas envie de se faire repérer ni de provoquer un accident on se planquait dans les buissons en attendant le bon moment puis on déboulait la pente pour choper l’objet et remonter aussi vite. Ce qui en fin de compte devait être assez surprenant pour les bagnoles.
- E40, vous avez dit E40 ?
- – E40 : autoroute européenne
– E40 : Ampoule à vis Giant Edison, culot E40, ampoule LED E40
– E40 : Mousse d’Irlande, carraghénate (épaississant alimentaire toxique)
– E40 : Earl Stevens de son vrai nom, rappeur californien
– E40 : Louchette Tupperware pour servir les punchs et les cocktails
– E40 : Code d’erreur sur lave-linge Electrolux AW2147S, etc.
On a trouvé du grillage, une coque d’imprimante, une trousse de Smarties, des grands cartons, un ballon de foot crevé, du cellophane, des planches, une balle de tennis et énormément de canettes et de bouteilles. Autant dire qu’on était vraiment gâtés. Au début tu ramasses tout ça et t’es un peu dégouté, ensuite tu fais gaffe à ne pas mettre tes doigts en bouche, ne pas te gratter le nez ou les yeux. On n’avait pas de savon ni rien. Mais après la première nuit où tu dors la tête contre ce grand plastique que tu as ramassé humide déchiré et suspect, après cette nuit en fusion totale dans toutes tes crasses à te retourner, gigoter, malaxer, tenter de te couvrir comme tu peux, et bien t’es plus dégouté du tout.
JEÛNER, ÇA NOUS SEMBLAIT LOGIQUE
T’es chez toi pour de vrai. Tu continues un peu à guetter le fil de fer tout rouillé pour ne pas t’y embrocher l’œil car t’as toujours une pensée pour ton vaccin pas en ordre de tétanos mais tu trouves le lieu de plus en plus confortable et à ton goût. Après la première nuit, on s’est bien calmés on était bien épuisés. Car pendant ces quatre jours on s’était mis comme objectif de jeûner. Ça nous semblait logique. On n’allait pas emporter notre bouffe ça aurait été vraiment ridicule.
On est partis avec presque rien, une bouteille d’eau, un K-way, un pull, une couverture de survie, du fil et des aiguilles, un appareil photo jetable et de quoi dessiner. C’est tout.
Enfin, plus le sac qui contenait le tout et les vêtements qu’on portait. Mais le combo dormir au sol, avoir froid, être dans le bruit non stop et ne rien avaler, c’était un peu trash faut avouer. Le deuxième jour on a tous les deux été pris par une énorme tristesse. On est plutôt des joyeux, du coup c’était bizarre.
Je suis partie remplir la bouteille à une maison et face au type qui me l’a rendue je me suis mise à pleurer tellement cette lourde tristesse me remplissait de partout. C’est fou comme la faim ça rend triste. C’était vraiment une tristesse physique, elle est venue de tout le corps et a envahi la tête. Ne pas manger c’est une punition, une punition au corps, alors tout devient malheureux. Alors que manger c’est la fête. Comme le chien a qui tu donnes un petit truc parce que c’est bien ce qu’il a fait, il comprend tout de suite la récompense.
Ben là, même si notre cerveau était super convaincu de faire ce jeûne et même joyeux et enthousiaste à l’idée de l’expérience, notre corps par contre a pris ça au premier degré en mode punition, il n’a pas trouvé ça drôle. En fin de journée on s’est mis à parler de nos plats préférés et a faire la liste des meilleurs restaurants à Bruxelles. Ça nous a remis un peu de joie au ventre. Ça faisait du bien alors on est partis se balader.
ON N’A PAS VU D’ACCIDENT
On a marché en mode zombie dans les rues qui se trouvent derrière les champs derrière le tunnel d’arbres aux promeneurs. Il n’y avait que des moches baraques bien entretenues avec des jardinets peuplés d’objets choisis, le tout taillé et triste. Mais nous ça allait beaucoup mieux. Voir l’autoroute européenne juste en face c’est quand même classe. Tous ces gens qui foncent dans un sens ou dans l’autre, juste bien opposés. Ils savent à fond où ils vont, ils y croient dur comme fer, ils n’hésitent pas une seconde, d’ailleurs on n’a pas vu d’accident, ça a roulé nickel, ils ont fait ça comme des pros.
Ça fait du bien ces gens aussi sûrs d’eux, sérieux et efficaces, alors que toi t’es là à glandouiller et tourner en rond et que t’as rien d’autre à faire que de te laisser hypnotiser par leur flux synchronisé. C’est puissant, puis à la fois tu les trouves bien cons aussi à tracer alors qu’ils pourraient venir avec toi, là, en semi-forêt, expérimenter la vie ni humaine ni sauvage, la vie dans cette zone libre dont personne ne veut, même pas les animaux. Il n’y a que toi et tout ce bordel d’insectes qui s’éclatent à te couvrir de boutons partout même aux endroits où t’es certain qu’ils n’ont pas accès.
LA BONNE PLANQUE
Ici personne ne viendra te déranger, tu peux dormir tranquille, personne n’a l’idée d’aller là, sauf de temps en temps un pisseur mais ça a son charme. Puis c’est pas mal comme lieu d’atterrissage pour un citadin en rêve utopique de forêt mais complètement nul et inexpérimenté, c’est la bonne planque. Il faut dire que nos forêts sont tellement propres, gardées et sécurisées que moi je ne serais pas tranquille d’y installer un camp style jungle de Calais.
Woah qu’est ce qu’on était trop bien, trop intense, tellement d’ailleurs qu’on a écourté de quelques heures, on avait trop la dalle. Mais maintenant on a une résidence secondaire et on vous y invite bientôt, promis !♦
Ce récit est paru initialement en version imprimée dans l’excellente revue Soldes, en vente chez les bons libraires ou à commander sur le Web.