Mes 48h avec les migrants à Grande-Synthe

Partie « sur un coup de tête » aider les réfugiés, la metteuse en scène Élise Jadelot raconte son expérience comme bénévole dans ce camp aux normes internationales.

Dessin : Julien Jadelot
Le camp de la Linière à Grande-Synthe (Nord). Dessin : Julien Jadelot

Je tiens la main de A. Il est venu vers moi, plié en deux par une douleur abdominale.
Ça fait plus de 10 minutes que je lui parle, dans un mauvais anglais, pour éviter qu’il ne s’évanouisse : « Look at me, I’m here, I’m stay with you. »
Nous sommes un vendredi, il est 4h du matin, et depuis jeudi 14h, je suis bénévole à Grande-Synthe (Nord) dans le camp de migrants de la Linière, ouvert début mars 2016 par Médecins Sans Frontières.

A. souffre énormément, on appelle les pompiers.
Ils exigent une escorte policière. On passe des coups de fil.
Ils finissent pas venir. Sous escorte.

DE WALKING DEAD À GAME OF THRONES

Quand je regarde autour de moi, j’ai l’impression de me trouver dans un épisode de The Walking Dead.
Les grilles, la rectitude du lieu, les grands containers et les petites maisons en bois alignées comme un projet de lotissement avorté.
Tout est tellement fictionnel qu’un des bénévoles nous surnomme « The Night’s Watch » (la garde de nuit). L’image est empruntée à la série Game of Thrones, dans laquelle la brigade « The Night’s Watch » doit préserver la frontière entre les morts et les vivants.
Ici, on parle franglais.
Peut-être des résurgences du camp de Calais, où d’après ce que j’ai pu comprendre, la majeure partie des associations sont anglaises.

Les migrants sont des refugees qui habitent dans des shelters (abris).
Ils les habitent vraiment.
Devant les maisonnettes, on peut trouver des ballons et des ours en peluche accrochés aux portes, quelques fois des cadenas et, toujours, des chaussures, avatars de géraniums…
« Voici chez moi, soyez les bienvenus. »
Alors on ôte ses chaussures et on entre prendre le thé parce qu’ici, tout le monde vous invite chez lui à prendre le thé.

UN BOL DE GRAINES DE TOURNESOL

Parfois, les réfugiés, la plupart kurdes, parlent anglais.
B., qui lui est syrien, me raconte qu’il a failli être égorgé par Daech.
Puis il se met à parler arabe et s’arrête.
Un bénévole continue à sa place : « Il vient de dire que s’il te traduit que sa femme s’est fait violer et son enfant assassiner, il va se mettre à pleurer. »
Il y a aussi C. qui a 16 ans et qui n’a plus de famille ni d’amis. Il écoute de la musique en souriant.
Et cette femme, D., qui vient d’arriver et qui ne comprend pas l’anglais.
Elle me propose de partager la seule chose qu’elle a : des graines de tournesol.
Elle m’en sert tout un bol. On se regarde pendant une demi-heure, sans pouvoir se dire autre chose que nos prénoms. On parle avec les mains. Je comprends « faim » et « marcher ».

Je suis partie de chez moi sur un coup de tête, sans savoir vraiment comment je pourrais aider sur place.
Dans le train, je n’arrêtais pas de me répéter, mélange des restes de mon catéchisme : « Mais, Élise, tu es pleine de bonne volonté ! »
J’étais une sorte de publicité vivante contre les intempéries : manteau, polaire coupe-vent, double pantalon, chaussures de marche certifiées Decathlon, sac-à-dos/sac-de-couchage.
En attendant ma correspondance pour Grande-Synthe, j’ai visité Calais.
Je n’avais pas prévu l’hostilité de quelques personnes pour qui ma tenue était un aveu.
De l’agressif « Vous êtes des No Border ? » au réprobateur « Vous êtes venue les aider, eux ? »
D’immenses barbelés blancs so Prison Break entourent la ville.
Dans le quartier de la gare, des hommes portent leur deuxième paire de chaussures dans un sac plastique.

Ci-dessus, Calais : Inside The Camp, la vidéo (3 min) tournée par le réalisateur Tommy Zalucki dans la jungle de Calais en 2015.

À Grande-Synthe, je passe une partie de la nuit à imprimer des affiches.
Une commission de sécurité doit venir le lendemain, il faut que tout soit fléché.
Mes mains tremblent un peu, on m’aide.
La « Night’s Watch » fait des rondes en voiture.
1 500 personnes dans le camp, 1 500 angoisses.
Les gendarmes contrôlent l’identité des bénévoles, les bénévoles surveillent les gendarmes.

Les camions qui passent à hauteur du camp klaxonnent très fort, très longtemps.
On m’explique que c’est pour empêcher les migrants de dormir.
La nuit dernière, E. a été tabassé par sept policiers.
Ici, la plupart des gens s’endorment tard.
Peut-être attendent-ils que le sommeil les terrasse ?
Ils sortent de leurs maisons et parlent près du feu, ils veulent aller en Angleterre.
Le danger est partout, tout le temps.
Pour traverser la frontière, il faut s’accrocher sous les camions ou sur les portes, ou faire appel aux passeurs.
Toute la nuit, je vois partir des dizaines de gens du camp, je les vois revenir.
« No luck this night. »

Grande-Synthe carte Google
Gande-Synthe : le point rouge sur la carte (capture d’écran Google Map)

Le jour se lève, on enchaine sur un grand nettoyage, la commission de sécurité débarque dans quelques heures à la Linière.
Je passe quatre heures à décharger les poubelles.
F. me prête sa brouette.
Une bénévole m’apprend que brouette se dit wheelbarrow en anglais.
À charger mes poubelles avec ma wheelbarrow, je me sens comme JoeyStarr dans une Mercedes.
Il y a ces moments aussi où je sais que je suis l’ennemie.
Je possède une langue d’oppresseur, opaque.
La même qui va dire à ceux qui fuient leur pays qu’ils doivent retourner d’où ils viennent.
Alors j’essaie de ne pas l’effrayer quand je préviens G. qu’une commission va peut-être entrer chez lui, et je fais attention à ne pas prendre des planches qui peuvent servir à H. pour renforcer sa maison…

BRÛLER TOUTES SES AFFAIRES

Au matin du samedi, je suis rentrée chez moi.
J’ai pris un bain.
J’ai pensé à ce que je ferai la semaine prochaine.
Et j’ai brunché avec une amie.
En une heure, j’avais fait trois choses qu’il est impossible de faire en six mois à Grande-Synthe.
Mais le plus important, c’est que je me sentais en sécurité.
Je me suis souvenue que les habitants des shelters brûlent toutes leurs affaires avant de partir.
J’ai regardé autour de moi ces petits objets qui font que cet appartement est le mien. Ces photos, ces lettres, ces dessins.
Et j’ai imaginé devoir les brûler.
J’ai imaginé n’avoir moi aussi que le choix de partir, et j’ai trouvé tout à fait raisonnable pour le faire de risquer ma vie tous les soirs sous un camion.

Si vous aussi, vous voulez aller aider les migrants à Grande-Synthe, voici l’association par laquelle je suis passée : Utopia 56.

À voir en avant-première sur le Web : Nulle part en France, le film-témoignage (31mn) de Yolande Moreau, qui a passé 10 jours en janvier dans les camps de Calais et Grande-Synthe. Diffusion sur Arte samedi 9 avril à 18h35. L’épilogue du film dit ceci : « Le camp de Grande-Synthe accueillait 80 réfugiés en 2006. À l’été 2015, ils n’étaient plus de 2000. Début mars 2016, grâce à la détermination de Damien Carême, le maire de la commune, et de Médecins Sans Frontières, un nouveau camp humanitaire répondant aux normes internationales a été créé. L’État français, opposé au projet, a refusé de le financer. »

Pour suivre les publications de mon journal préféré, je reçois la lettre minimale, chaque 1er jeudi du mois. Bonne nouvelle, c’est gratuit et sans engagement !

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À propos de l'auteur
Je suis metteuse en scène et auteure à mi-temps.
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4 réponses

  1. Bravo à Elise pour ce témoignage poignant… Et bravo au journal minimal de nous faire découvrir encore et toujours autre chose que ce que l’on souhaite nous faire voir…
    (finalement, ça a du bon ICM, ça permet de belles rencontres! 😉

  2. Superbe témoignage que j’ai découvert par le hasard qui fait toujours bien les choses. Quelles détresses humaines. Il faudra bien qu’un jour les barbelés soient bannis et les frontières du cœur grandes ouvertes.

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