Squat story #26 : Des artistes parisiens ouvrent un squat pour migrants, la trop brève histoire du 210 Saint-Denis

Convergence des luttes entre artistes précaires et migrants dans un immeuble au 210 rue Saint-Denis. Récit d’un squat d’utilité publique, qui aura fait rêver pendant un mois.

Orlan au 210 Saint-Denis
L’artiste Orlan au 210 Saint-Denis, une galerie d’art éphémère au profit des réfugiés à Paris. Photo: Collectif 210.

lettrine, o,n a souvent entendu parler ces dernières années de « convergence des luttes », sans que soient décrits beaucoup d’exemples probants de ces démarches militantes. Saviez-vous qu’une tentative d’action commune entre migrants et artistes précaires se tient depuis la mi-décembre 2021 dans un immeuble appartenant à Paris Habitat, bailleur social de la capitale ?

Cet immeuble de 950 mètres carrés, proche du métro Strasbourg-Saint-Denis, et qui était vide de toute occupation depuis plusieurs mois, a été squatté par un collectif, « le collectif 210 », qui rassemble plusieurs composantes. À l’origine du projet, on retrouve des artistes-squatteurs chevronnés : Kevin Seeds, ouvreur de nombreux squats d’artistes à Paris – notamment Les Petites Maisons, la Friche Netter et autres –, mais aussi l’auteur de ces lignes [Gaspard Delanoë, ouvreur du 59 Rivoli, N.D.L.R.], ainsi que Sampsa, artiste urbain, surnommé le Banksy finlandais et quelques autres. Deux associations sont également mêlées à cette action : United Migrants qui accompagne les sans-papiers et demandeurs d’asile, et Artist at Risk, proche des artistes persécutés dans leur pays pour des raisons politiques.

LE MÊME REFRAIN

En décembre dernier, quelques heures seulement après avoir rendu publique leur occupation, les artistes du « collectif 210 » reçurent la visite de la directrice générale de Paris Habitat, outrée, qui leur demanda de rendre l’immeuble sous une huitaine de jours, arguant du fait qu’un projet de transformation de cet immeuble en centre d’hébergement d’urgence pour les familles en attente de relogement était à l’œuvre, et que des travaux de rénovation confiés à l’association AMLI devaient démarrer sous peu.

La façade du 210 Saint-Denis
La façade du 210 Saint-Denis. Photo: Collectif 210.

« C’est toujours pareil ! » n’avaient pu s’empêcher de s’exclamer les membres du collectif 210, « des immeubles restent vacants pendant des mois et des mois, et dès qu’un quelconque collectif se met à les occuper, paf, il y a un projet dessus, qui est imminent, et il faut rendre l’immeuble ! On a déjà entendu ce refrain des dizaines de fois ! Et combien de fois, après avoir vidé les lieux, avons-nous constaté que rien n’avait été fait, des mois, voire des années plus tard ? » Et les artistes de citer l’exemple de cet immeuble, situé rue du Bourdonnais, dans le 1er arrondissement, non loin d’un local Emmaüs, et demeuré vide pendant… dix-sept ans (!), et ce malgré les tentatives répétées des artistes du 59 Rivoli de se le voir confié par le biais d’une convention.

RÉCOLTER DES FONDS

Des négociations permirent finalement au collectif 210 de rester dans les lieux jusqu’au 15 janvier 2022. Ayant alors un mois devant eux, les artistes du collectif ont ouvert les portes de l’immeuble à de nombreux graffeurs (Team, Lask, Shore, Zoller, Yellow, Kraco, Réa, Share), le but étant d’organiser une exposition dans tout le lieu, à partir du 23 décembre et de récolter des fonds pour les associations partenaires du projet.

Un incroyable collage fut rapidement apposé sur la vitrine du lieu, au rez-de-chaussée, qui donne sur la rue Saint-Denis. Œuvre de l’artiste Ernesto Novo, il a été pris en photo des centaines de fois.

Le collage réalisé par Ernesto Novo sur la vitrine au rez-de-chaussée du 210 Saint-Denis. Photo: Collectif 210.

Il représente une famille américaine, middle class des années 50, en train de regarder la télévision, sauf que le programme qu’ils regardent n’est pas un programme de divertissement mais un reportage sur des migrants embarqués sur un frêle canot pneumatique, en danger de noyade. Le contraste entre le confort dans lequel vit cette famille et l’extrême précarité de cette embarcation pleine à ras-bord de migrants est saisissant. D’un côté, ceux qui sont nés du bon côté, en Amérique dans les années 50, bénéficiant du régime le plus dispendieux du monde, de l’autre des gens souvent jeunes, des femmes, des enfants, tentant de fuir la guerre pour certains, la misère pour d’autres. Et au milieu de tout cela coule notre indifférence.

C’est précisément cette indifférence que ce collage d’Ernesto Novo essaie de briser, tout comme l’action générale du collectif 210 braque le projecteur sur cette réalité que nous peinons à voir : la détresse de tous ces migrants.

ZONE D’AUTONOMIE TEMPORAIRE

Menée avec les moyens du bord, c’est-à-dire sans rien financièrement, cette action militante du collectif 210 a peu de chances de se poursuivre au-delà du 15 janvier, date à laquelle les artistes se sont engagés à rendre le lieu. Mais peut-être auront-ils réussi, l’espace de quelques semaines, à faire entendre un cri dans Paris, le cri des naufragés et de tous les laissés pour compte ?

Quoi qu’il en soit, avec un mois d’existence, le 210 rue Saint-Denis aura constitué un exemple parfait de ZAT (Zone d’Autonomie Temporaire), un concept forgé par l’anarchiste américain Hakim Bey, qui écrivait en 1985 : « La TAZ est une opération de guérilla qui libère une zone, puis se dissout pour se reformer ailleurs dans le temps. »

Et de fait, en s’emparant de cet immeuble, le trio d’ouvreurs Sampsa, Kevin Seeds et Gaspard Delanoë aura permis que des street artistes s’expriment librement in situ et que des réfugiés trouvent un toit, toutes les nuits en plein cœur de l’hiver.

RISQUES INSENSÉS

De plus, en s’installant illégalement dans le bâtiment, le collectif 210 aura, paradoxalement, permis d’accélérer la procédure de rénovation de l’immeuble. En effet, après la révélation par la presse de cette initiative, le dossier du 210 qui s’était perdu depuis plusieurs mois dans les méandres administratifs a été mystérieusement remonté en haut de la pile et les crédits de la rénovation soudain « dégelés ».

Le lieu ayant vocation à devenir un centre d’hébergement d’urgence, on pourra donc féliciter les artistes-squatteurs d’avoir, par leur action, déclenché le processus de sa mise à disposition.

Il faut espérer que très vite, d’autres actions similaires se mettent en place et bousculent l’inertie lamentable de certains propriétaires et responsables politiques face au scandale des immeubles vides dans Paris.

Il est cependant regrettable que des artistes, la plupart du temps précaires, en soient réduits à prendre des risques insensés pour faire bouger les choses. Faut-il nécessairement rentrer dans l’illégalité si l’on veut changer le monde ?

Pour suivre les publications de mon journal préféré, je reçois la lettre minimale, chaque 1er jeudi du mois. Bonne nouvelle, c’est gratuit et sans engagement !

Partager cet article

À propos de l'auteur
Le mot performeur me semble le plus adéquat pour décrire mes différentes activités : colporteur de journaux, comédien, ouvreur de squats artistiques, chroniqueur au Huffington Post, candidat à diverses élections… J’ai publié mon premier récit, « Autoportrait (remake) », en 2017 aux éditions Plein Jour.
Articles similaires
Du même auteur
Écrire un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Rechercher