Épisode 15 : Laisser tomber la chemise et se défaire (un peu) des conventions sociales

Le minimaliste Pierre Roubin vit avec 43 objets seulement. Chemise au vent, mains dans les poches, il nous emmène en voyage à Milan (Italie), capitale de la mode.

Pierre Roubin et sa chemise dans un magasin de prêt-à-porter (selfie).
Pierre Roubin dans un magasin de prêt-à-porter (selfie).

Lettrine Aujourd’hui, je pars pour deux jours de salon professionnel à Milan, en Italie. Il s’agit de rencontres sur le thème de l’innovation dans le domaine bancaire. C’est directement en rapport avec le milieu professionnel de l’entreprise pour laquelle je travaille. Comme pour chaque déplacement professionnel, je fais ma valise le matin même. D’abord, je commence à étaler tout ce dont j’aurai besoin sur notre lit dans la chambre. J’avais déjà pris l’habitude de faire vite, mais là c’est d’autant plus facile que je n’ai plus que très peu d’éléments parmi lesquels choisir.

Une fois toutes mes affaires sur le lit, avec ma valise cabine à côté – je rappelle ici que ma valise cabine fait partie des 43 objets – je commence par m’habiller. Sachant que j’ai un premier rendez-vous en fin d’après-midi avec des partenaires, il faut que j’arrive idéalement avec une cravate. Deux solutions s’offrent à moi, soit je pars en jean basket comme je fais souvent, et je me change en arrivant à l’aéroport ; soit je pars directement en costume. Mais si je pars directement habillé pour mon rendez-vous, ma valise va être vraiment très légère. Une idée, alors, me vient….

COMME SI J’ALLAIS AU BUREAU

Et si je laissais ma valise à Paris ? Dans ce cas je serais vraiment très léger, mais cela signifie qu’il faut que je porte mon rechange sur moi… Je finis de m’habiller entièrement avec la chemise et la cravate. Je mets un caleçon propre dans la poche intérieure gauche de la veste, une paire de chaussettes propres dans la poche intérieure droite. Mon souci maintenant, c’est de savoir comment emporter une chemise propre pour le lendemain.

J’envisage de porter la seconde chemise sur moi afin de ne salir que celle qui est en contact avec la peau, de cette manière le lendemain je peux aussi bien faire l’inverse. C’est une possibilité, je la trouve relativement innovante, mais finalement je ne le retiens pas. Je décide de partir avec une seule chemise, celle que j’ai sur moi, m’obligeant ainsi à devoir la porter deux jours consécutifs, ce que je n’ai, je crois, jamais fait dans ma vie. Après tout c’est idiot, je transpire pas beaucoup et je peux tout à fait tenter cette expérience.

Aussi je quitte la maison en format ultra léger, comme si finalement j’allais au bureau, sauf que là je pars en Italie, l’autre pays de la mode. Il va falloir faire avec ça, on verra bien comment ça va se passer, en général les gens sont super sympas mais j’appréhende un peu.

ESSAYER D’AVOIR UNE CONTENANCE

La première chose à noter, déjà à ce stade, c’est la sensation de légèreté. Sauf que dans l’univers professionnel nous sommes bardés de codes. Les codes sont signifiants, et spécialement dans le domaine de la banque. L’univers de la banque est sans doute le milieu le plus policé que j’ai été amené à rencontrer dans toute ma vie professionnelle. Les gens ressemblent à des clones, le costume sombre est de mise, la cravate est systématique, et les gestes sont connus. En circulant ici simplement avec mon téléphone je risque d’attirer des questions. On a coutume de voir les gens avec des mallettes, avec des dossiers, avec des sacoches. Il est très inhabituel de voir quelqu’un débarquer à un rendez-vous les mains dans les poches.

Bon, je n’ai pas à proprement parler les mains dans les poches puisque je tiens mon carnet dans lequel est glissé mon stylo. Je n’ai pas mes clés car je les ai laissées à la gardienne de mon immeuble en partant. Autour du cou j’ai mes écouteurs reliés à mon téléphone. Mon carnet et mes écouteurs me donnent une contenance. Par ailleurs j’ai le torse un peu bombé, du fait d’avoir mon caleçon et mes chaussettes dans les poches intérieures.

Il est important d’indiquer ici que tout le matériel dont j’ai besoin à Milan, en tant qu’exposant sur un salon, a été livré directement là-bas, ou bien préparé sur place, par mon service marketing. Sans quoi j’aurais dû me charger au moins d’une valise.

LA VALISE VOLUMINEUSE DE MON PATRON

Aujourd’hui je débarque donc la bouche en cœur à Roissy et j’entre dans la zone d’embarquement sans être arrêté par les agents d’Air France pour peser mon bagage. En quelques minutes je passe la sécurité, juste le temps d’ôter mes écouteurs et ma montre. Je pose mon téléphone au fond du caisson, et le tour est joué.

Ensuite c’est un tout petit peu plus compliqué. En effet mon patron vient avec moi et il m’attend de pied ferme devant la porte embarquement. Dès qu’il me voit il me demande où j’ai mis ma valise. Lui traîne une valise cabine qui me paraît relativement volumineuse. Avec un sourire je lui dis que je lui expliquerai plus tard. D’un air entendu, il me dit qu’il a tout compris : Air France s’est saisi de ma valise pour la mettre en soute, étant donné certainement son poids et son volume. Je lui réponds qu’il n’en est rien. Il a un air intrigué, il reste circonspect.

Pendant la demi-heure qui nous reste avant d’embarquer, je prends le temps de faire un petit post sur Facebook. Très vite les commentaires vont bon train, et un inconnu écrit : « En été il va faire très chaud à Milan, je plains votre chemise, mais surtout les gens qui vont faire le voyage retour avec vous ». Je lui réponds que je comprends sa remarque, que je vais en tenir compte, et que je demanderai à mon boss, demain quand nous rentrerons, de me dire sur une échelle de 1 à 10 à quel point l’exhalaison de mes mauvaises odeurs l’incommode.

UNE GENTILLE INCOMPRÉHENSION

Une fois dans l’avion, assis à côté de mon boss, je lui explique ma démarche et comment j’ai envisagé ces deux jours de déplacement. Évidemment il est très étonné, je pense que c’est l’histoire de la chemise sur laquelle les gens bloquent le plus. Il me dit que jamais il n’a porté deux fois de suite la même dans sa vie.

La discussion se clôt par une gentille incompréhension, des sourires méfiants et le sentiment d’avoir tenu un discours dans une impasse. Mais cela ne doit pas m’arrêter, ce type est mon patron certes, il a un pouvoir certain sur moi, sur mon avenir ou ma carrière, sur ma rémunération, cependant j’ai décidé que je n’en avais plus rien à faire.

A l'aéroport de Milan, capitale de la mode, l'enseigne emporio armani
L’aéroport de Milan, capitale de la mode. Photo: Pierre Roubin.

La suite du voyage se déroule sans aucune difficulté, nous atterrissons à Milan, je suis léger et rapide dans les couloirs, je peux prendre les escaliers plutôt que les escalators, je me sens serein. Le rendez-vous de fin de journée se passe bien, je n’ai aucune valise, aucune mallette ni sacoche derrière lesquelles me déguiser ou me protéger. Face au client, la discussion est rude, engagée ; je suis là pleinement, finalement la relation est bonne. Elle est entière.

TOMBER LA CHEMISE

Arrivé à l’hôtel là encore c’est très simple. Lorsque je pénètre dans ma chambre il y a tout un tas de gestes que je n’ai plus à faire. Comme poser ma valise sur la table et commencer à déballer les choses. Auparavant je prenais soin de déballer tout de suite les costumes et les chemises pour les défroisser sur des cintres. Là c’est très différent, j’enlève ma chemise qu’en effet je mets directement sur un cintre. Puis j’enlève mes chaussures, je pends mon pantalon et ma veste.

En fait j’ai très envie de me retrouver nu de manière à faire respirer un petit peu mon corps, contraint depuis le matin dans mon accoutrement professionnel. Je prends immédiatement une douche, et je reste trois quarts d’heure allongé sur le lit, nu comme un ver, à écouter la ville, son étrangeté, l’étrangeté de ma présence au voyage avec si peu d’objets pour m’entourer ; et en même temps sa familiarité, sa ressemblance de ville du monde comme n’importe quelle ville.

Finalement je passe une nuit délicieuse comme ça, avec le seul contact des draps sur la peau, à dormir profondément. Au réveil je reprends une douche, puis j’enfile les vêtements de la veille. Je les mets doucement, exactement comme si je les avais trouvés neufs et repassés dans mon armoire.

CONVENANCES, MASQUES, CONVENTIONS

Finalement, on peut presque moduler ses sensations avec la force de son esprit. Je boutonne ma chemise devant le miroir, avec application, doucement. Je noue ma cravate – pour ainsi dire mon unique cravate – comme si je la voyais pour la première fois, comme si je la redécouvrais après ne l’avoir plus vue pendant des mois. C’est une sensation assez agréable.

En descendant au petit déjeuner je retrouve mon patron et son sourire narquois. Je dois dire que ce n’est pas très simple, mais honnêtement mes sensations à porter cette chemise pour une seconde fois n’ont rien de différent.

Je me souviens que quand j’étais petit j’adorais porter mes pyjamas très longtemps, et spécialement quand ils étaient sales, car je les trouvais plus doux, plus souples, plus agréables. Enfant, nous n’avons aucune idée des convenances, notre rapport aux choix est plus immédiat, et nous verbalisons ce que nous sentons. Quarante ans plus tard je retrouve cette même idée, et cette même sensation un peu primitive est fort agréable. Comme si j’avais épluché un fruit de toutes ses peaux, ses couches sociales, ses conventions et ses masques. Comme la peau sous le fard.

La deuxième journée se passe sans aucun écueil, comme si très rapidement on oubliait ce avec quoi on est habillé, pour passer à tout autre chose. Dans un sens c’est normal, on ne va pas passer la journée à penser aux vêtements qui nous couvrent, à la sensation de confort, ou d’inconfort. On pense à autre chose et c’est très bien. Donc cette journée se passe sans encombres.

MON BOSS NE SENT RIEN

Ma place dans l’avion du retour est dans la rangée B, ce qui signifie qu’à ma gauche j’ai une personne près du hublot, et qu’à ma droite en toute logique je devrais avoir mon patron. Pour corser l’affaire, je vais choisir d’enlever mes chaussures, car c’est ce que j’aime faire en avion et je n’ai aucunement envie de m’en priver.

Très rapidement ma voisine de gauche, qui est une japonaise, s’endort la tête contre le hublot. J’en déduis donc, avec une logique implacable, que mon odeur ne l’empêche pas de dormir. À ma droite j’ai Pascal, mon patron. Je lui l’explique les choses avec beaucoup d’application, lui demandant de me donner une note d’inconfort sur une échelle de 1 à 10. Il me répond en rigolant qu’il me mettrait bien un 3, mais il rajoute aussitôt qu’il ne sent rien, ne ressent rien de particulier.

En arrivant à Paris, après quarante minutes de taxi, je suis crevé, fondu, et je n’ai qu’une envie : me changer. Enlever mes vêtements, me déshabiller comme à l’hôtel la veille au soir, enfiler un jean, sans caleçon, à même la peau et rester torse nu.

Une expérience intéressante finalement, on pourrait même dire d’une banalité lamentable, mais qui montre qu’on peut tout à fait aller contre les idées reçues, des gestes séculiers qui parfois nous entravent, ou du moins, masquent la vue. Je ne sais pas encore ce que je ferai la prochaine fois, est-ce que je ferai la même chose ? De quoi aurais-je envie ? De quoi ressentirais-je le besoin ? L’envie de voyager léger prévaudra-t-elle sur l’envie de quelques minutes de confort à l’autre bout de l’Europe ? Pour l’instant je n’en sais rien. Je n’ai pas de position de principe, encore moins d’instructions ou de conseils à donner. Encore une fois, ce qui est important ici n’est absolument pas le point d’arrivée, mais la démarche et les questions soulevées en cheminant.

Mes 43 objets : la liste
#1 un livre
#2 un stylo
#3 un carnet
#4 un costume bleu
#5 un costume noir
#6 une chemise bleue
#7 une chemise blanche et ses boutons de manchette
#8 une chemise rose
#9 une cravate
#10 un Jean
#11 une paire de chaussettes de contention
#12 une paire de chaussettes noires
#13 un short de running
#14 une paire de chaussures de costume
#15 une paire de chaussures habillées
#16 une paire de chaussures de running
#17 un pull (marin)
#18 un bonnet
#19 une écharpe
#20 un caleçon
#21 un 2e caleçon
#22 un 3e caleçon
#23 une brosse à dents
#24 une montre
#25 des écouteurs (avec micro)
#26 un smartphone
#27 un vélo
#28 une cape de pluie
#29 un t-shirt de running
#30 un 2e t-shirt
#31 un 3e t-shirt
#32 une casquette
#33 une fouta
#34 un maillot de bain
#35 une ceinture
#36 des lunettes de soleil
#37 un short d’été
#38 un sac à dos (22 litres)
#39 une tondeuse à barbe
#40 un pantalon casual
#41 un manteau habillé
#42 une valise cabine
#43 mon parfum

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À propos de l'auteur
Ma démarche minimaliste est très matérialiste (au sens de pragmatique), urbaine, et en même temps réflexive. Je suis philosophe de formation donc j’aime bien manipuler aussi les idées.
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2 réponses

  1. Bonjour Pierre, bravo pour ces 15 épisodes passionnants.
    Je me permets de te recommander chaudement la lecture du livre de Fumio Sasaki L’essentiel et rien d’autre (titre anglais : Goodbye things). Ce livre m’a libéré. Une de ces rares lectures qui changent une vie. Je ne sais pas comment te le conseiller plus.
    Bye!

  2. Cher Seb, je suis content que les épisodes vous plaisent. Merci pour l’info je vais me procurer le bouquin. Très bel été à vous, en mode minimal bien sûr 😉

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