Épisode 16 : Violente altercation au sujet de chaussures de randonnée

Pris à partie par une collègue de bureau choquée qu’il puisse se passer de chaussures de randonnée, le minimaliste Pierre Roubin poursuit sa réflexion sur l’impact social de la réduction d’objets.

Les dolomites, randonnée, Pierre roubin
Les Dolomites, 2018. Photo: Pierre Roubin.

Lettrine, Ce matin, nous avons une relative violente altercation avec une collègue au bureau au sujet de ma démarche. Il est toujours très étrange pour moi, puis ensuite très intéressant, de constater à quel point les gens sont intrigués. Il me semble que, globalement, je suis quelqu’un de soigné ; du moins je crois donner cette image. Cependant, j’ai l’impression que les gens autour de moi confondent simplicité avec rusticité. On sent dans les remarques, dans les questions qu’ils posent, qu’il y a quelque chose qui cloche.

Je reviens à cette collègue qui m’interpelle assez rudement pour me demander si je me sers de chaussures de randonnée. Je lui réponds que non, je me sers de mes chaussures de running, légères et souples, qui évidemment ne protègent pas la cheville, mais c’est le choix que j’ai fait et je m’y tiens.

UN BON COMPROMIS

Très rapidement, dans la dureté du ton, je sens qu’elle voudrait me convaincre que pour certaines activités très pointues il est très nécessaire d’avoir un équipement adapté. Évidemment, elle ne le formule pas dans ces termes, mais j’ai compris que c’était l’idée. Inutile d’en débattre ici plus longuement, il est évident que pour certaines activités il faut un équipement spécial. En aucun cas je ne prétendrai le contraire. Par exemple pour faire de la plongée, il est presque toujours nécessaire d’avoir une combinaison. Ou pour faire de l’escalade il faut un baudrier et une corde. Je ne milite absolument pas pour un quelconque primitivisme. Je ne m’interdis pas du tout de m’équiper de skis pour faire du ski ni même de mettre des gants, ou un casque. Par contre il est certain que ma démarche restera toujours de faire avec l’essentiel. En tout premier lieu l’essentiel pour la sécurité, en second lieu évidemment le matériel requis pour un minimum de confort.

L’exemple de la combinaison est un bon exemple, car je fais aussi de la voile. Je peux même dire ici que c’est ma grande passion. Pour autant dans ma liste [voir ci-dessous], je n’ai retenu aucun des équipements techniques, que j’ai par ailleurs, pour faire de la voile. La prochaine fois que je monterai sur un bateau, j’essaierai d’abord de m’en tenir aux 43 objets que j’ai retenus. J’essaierai de faire avec, après quoi je m’équiperai de ce dont j’aurai besoin. Très certainement j’aurai froid. Il y a peu d’endroits dans le monde où on peut faire de la planche à voile sans mettre de combinaison. Je ne sais pas, on verra bien ce jour là, en attendant je pense avoir fait un bon compromis entre le nombre d’objets et la variété des activités qu’ils me permettent de réaliser.

Mes 43 objets : la liste
#1 un livre
#2 un stylo
#3 un carnet
#4 un costume bleu
#5 un costume noir
#6 une chemise bleue
#7 une chemise blanche et ses boutons de manchette
#8 une chemise rose
#9 une cravate
#10 un Jean
#11 une paire de chaussettes de contention
#12 une paire de chaussettes noires
#13 un short de running
#14 une paire de chaussures de costume
#15 une paire de chaussures habillées
#16 une paire de chaussures de running
#17 un pull (marin)
#18 un bonnet
#19 une écharpe
#20 un caleçon
#21 un 2e caleçon
#22 un 3e caleçon
#23 une brosse à dents
#24 une montre
#25 des écouteurs (avec micro)
#26 un smartphone
#27 un vélo
#28 une cape de pluie
#29 un t-shirt de running
#30 un 2e t-shirt
#31 un 3e t-shirt
#32 une casquette
#33 une fouta
#34 un maillot de bain
#35 une ceinture
#36 des lunettes de soleil
#37 un short d’été
#38 un sac à dos (22 litres)
#39 une tondeuse à barbe
#40 un pantalon casual
#41 un manteau habillé
#42 une valise cabine
#43 mon parfum

Pour finir sur la combinaison, l’année dernière je suis parti une semaine à Fuerteventura [archipel des Canaries, N.D.L.R.]. J’avais acheté spécialement pour ça une combinaison très fine. Quand j’y repense je trouve insensé de se doter d’un objet aussi perfectionné, entièrement fait de produits issus du pétrole, pour une utilisation aussi réduite. Ma combinaison qui est comme neuve est maintenant en vente. Je suis certain de tout faire à l’avenir pour ne pas avoir à m’en rééquiper à nouveau.

Et pour le ski cet hiver on verra bien, d’ailleurs la première question que je me poserai, c’est de savoir si c’est très nécessaire d’aller justement au ski, dans une station. Peut-être que finalement nous pourrions aller simplement en Ardèche dans la maison familiale, faire du ski de fond s’il y a de la neige. Ou alors chez ma mère dans le Jura, ce qui permet de faire d’immenses balades dans la forêt, de profiter de l’hiver, de la neige qui me dépayse, de sa sensation ouatée, et de ses ambiances extraordinaires.

LE SYSTÈME EST EN TRAIN DE CÉDER

Pour revenir à l’altercation, elle est mineure, et tient certainement plus à la personnalité de l’interlocutrice, plutôt qu’au vrai fond de l’objection. Mais en revanche il est intéressant de noter à quel point ces questions interpellent. D’une manière générale on est toujours conforté de se sentir parmi les siens. On aime sentir que les gens autour de nous partagent les mêmes codes, les mêmes gestes ; l’étrangeté et l’altérité nous effraient. En ce sens je me dis qu’on est peut-être là sur la bonne voie. Il est urgent de nous décentrer, de changer de point de vue, de bousculer nos habitudes si l’on veut pouvoir faire advenir un monde nouveau.

Un monde dans lequel nos habitudes d’hier nous paraîtrons insensées. Un monde dans la direction duquel nous sommes peut-être aujourd’hui une poignée de défricheurs. Tous les grands changements paradigmatiques, à toutes les époques, ont créé des tensions phénoménales. Le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui est extrêmement tendu, partout des résurgences de conflits et des dérèglements environnementaux nous indiquent que le système est en train de céder. Toutes les grandes ruptures se sont accompagnées de profondes fractures. À la jonction des deux mondes il y a des forces colossales qui entrent en jeu. Certains habitants d’hier, qui rencontrent les bâtisseurs de demain.

ILS TE TRAITERONT DE CONNARD

Je crois qu’en toute chose il faut au maximum tenter l’apaisement. Il est très difficile de demander aux autres de changer, voire impossible. La seule chose qu’on puisse faire c’est éventuellement leur montrer. Ou plutôt, devrais-je dire, leur démontrer qu’une autre voie est possible.

Récemment, en discutant avec un ami, j’ai trouvé la dialectique suivante. Je lui explique que peut-être il y a une chance pour que les habitudes que nous avons aujourd’hui, et les gestes qui me paraissent les plus normaux du monde, apparaissent demain à nos enfants et nos petits-enfants comme des aberrations grossières et dangereuses. Dans le fil de notre conversation je me souviens lui avoir dit : « C’est normal que tu penses ce que tu penses aujourd’hui, que tu fasses ce que tu fais, mais dis-toi que demain peut-être tes petits-enfants te traiteront de connard de l’avoir fait. Ils se moqueront alors des raisons qui étaient les tiennes aujourd’hui, ils ne pourront même plus les comprendre. » J’ai l’impression que cette dialectique a porté, que c’était une bonne manière de porter le discours.

LE PARI DE PASCAL, ET SON PARADOXE

Quelque part nous nous trouvons aujourd’hui dans la position de Pascal, (non pas Pascal mon boss, qui n’a rien d’un philosophe, mais Blaise Pascal le mathématicien penseur du 17e siècle), dans la position de Pascal donc, au moment de faire un pari historique.

Pascal disait alors, devant l’impossibilité de démontrer l’existence de Dieu, qu’il fallait faire deux hypothèses : si Dieu existe alors il vaut mieux s’être comporté toute sa vie suivant les bons préceptes de la doctrine catholique, car tous les bénéfices nous seront rendus dans la vie éternelle. Et si Dieu n’existe pas alors nous aurons toujours la satisfaction de nous être bien comportés. C’est le fameux pari Pascalien.

On a parlé aussi de paradoxe pour Pascal. Le monde n’est pas à un paradoxe près. Le nôtre pourrait se formuler ainsi : « Il y a tout à gagner à avoir peu. »

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À propos de l'auteur
Ma démarche minimaliste est très matérialiste (au sens de pragmatique), urbaine, et en même temps réflexive. Je suis philosophe de formation donc j’aime bien manipuler aussi les idées.
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4 réponses

  1. Très interessante votre réflexion qui tient à la fois du bon sens et d’une philosophie tout à fait pragmatique et universelle .Si tout le monde pensait et agissait comme vous le monde irait mieux (moins matérialiste, moins consumériste, plus respectueux de l’environnement et donc plus vivable et plus sûr) Merci .

  2. « Tenter l’apaisement », c’est le mieux et le plus efficace, certes ! Mais il y a des fois où l’on est tenté de « voler dans les plumes » de l’interlocuteur proférant certaines remarques. Par exemple, l’autre jour on m’a encore parlé de « ces gens qui essayent de venir chez nous pour profiter de nos avantages sociaux… », ce n’était théoriquement pas un « beauf » qui sortait une telle bêtise puisque c’est un médecin, donc quelqu’un supposé cultivé et capable de réfléchir, et en plus de par son métier un être sensé faire preuve d’attention aux personnes et comprendre leur fonctionnement, et dépasser les clichés… Il semble que l’on devienne de plus en plus égoïste et que « la patrie des droits de l’homme » soit en train de devenir « la patrie du chacun pour soi » !…

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    Une remarque : on se sent moins seul-e-s… N’est-ce pas ? ;o)

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