Cela se fait-il de dire sincèrement ce que l’on pense d’un membre de la famille dont on doit faire l’éloge funèbre ? Voici la micro nouvelle de l’été, par Anne Gettliffe.
ier soir, alors que la nuit commençait à tomber et que les enfants regardaient la télé avec leur père dans le salon, je me suis installée dans ma cuisine avec une tasse de thé au jasmin. J’ai entrouvert la fenêtre pour avoir un peu d’air car il faisait encore bon dehors : l’été s’achevait avec un mois de septembre particulièrement agréable. Sur la table en bois clair dont le plateau était taché et creusé de petits impacts, vestiges des innombrables repas et des séances de pâte à modeler et de peinture qui s’y était déroulés, j’ai écrit, avec un simple stylo Bic sur une feuille de brouillon quelconque, le texte que je dois lire tout à l’heure devant toute la famille de ma mère. Il n’était pas question de faire des cérémonies en utilisant mon joli stylo plume et un carnet. Je voulais aller droit au but et en finir.
Ce matin j’ai enfilé mon Levi’s bleu foncé et un chemisier vert clair. Le noir ne me va pas, je n’ai aucun vêtement noir. Je ne vais pas acheter une tenue noire uniquement pour un enterrement. Si je suis triste, je n’ai pas besoin de l’afficher avec un code vestimentaire. Et là, en l’occurrence, je ne suis pas triste donc je vois encore moins pourquoi je me forcerais à mettre du noir.
NON, CELA NE SE FAIT PAS
La cérémonie est laïque, nous sommes quasiment tous athées dans la famille. Ceux qui le souhaitaient ont pris la parole et cela va être mon tour dès que mon oncle aura fini de lire un poème magnifique qui fait tirer des larmes même aux plus insensibles. Je me mouche aussi, contaminée par l’émotion ambiante, et je peste car mon texte n’est pas triste : je dois le dire les yeux secs et la voix claire. Je ne suis pas en colère mais je refuse d’être hypocrite en faisant un joli discours sage.
Seul l’humour me sauvera du désespoir. L’humour n’est pas une question de politesse, c’est une question de survie. J’inspire profondément en me concentrant sur ma respiration, puis je monte sur la petite estrade et je balaye du regard ma mère, ses frères, mes cousins, mon frère, mon mari, mes enfants, sans vraiment les voir. Puis je baisse les yeux vers mon papier froissé en essayant de minimiser l’ironie dans ma voix.
Cela ne se fait pas. Non, cela ne se fait pas de dire sincèrement ce que l’on pense de la personne dont on doit faire l’éloge funèbre quand ce que l’on éprouve est loin d’être élogieux.
TRICHER AU SCRABBLE
Je ne dirai donc pas à quel point « Mémé » était une chieuse égocentrique et manipulatrice, une femme toxique qui, directement ou indirectement, a pourri la vie d’une bonne quinzaine de personnes : ses descendants, enfants et petits-enfants, qu’elle aurait dû aimer avec bienveillance au lieu de semer la zizanie dans leurs vies.
Par respect à la fois pour la bienséance et pour ceux qui resteraient aveugles à sa véritable nature, je me contenterai donc de dire qu’elle m’a transmis deux compétences remarquables : reconnaître le chant des pinsons parmi celui des autres oiseaux et tricher au Scrabble. Deux choses très utiles, qui ont contribué à mon épanouissement personnel tout au long de ma vie. En cherchant bien, je dirai également qu’elle m’a appris que, sous aucun prétexte et en aucune circonstance, on ne doit laisser le pâté dans son emballage pour le poser sur la table : il est impératif de le mettre dans un ravier !
Pour finir, j’ajouterai que cette femme autoritaire, qui ne supportait pas la contradiction et qui était persuadée d’avoir toujours raison, m’a permis de développer une grande appétence pour les modes de pensée alternatifs rejetant les dogmes. Et pour cela, sincèrement, je l’en remercie.
Au fond, quand une personne incarne l’exemple à ne pas suivre dans tous les domaines, c’est en réalité un grand service qu’elle vous rend !
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