À mes anciens collègues de Charlie Hebdo morts au travail

Ex-journaliste à Charlie Hebdo, Emmanuelle Veil, cofondatrice du journal minimal, rend hommage à Tignous, Bernard Maris, Mustapha, Cabu, Honoré, Charb et Wolinski, avec qui elle a travaillé de 2001 à 2009.

Il y a tout juste un an, j’avais capturé et posté sur mon compte Instagram ce coucher de soleil, accompagné d’une question en forme de vœu : « La vie en rose en 2015 ? »

Image : Emmanuelle Veil
Paris, le 1er janvier 2015. Photo: Emmanuelle Veil.

Quelques jours plus tard, l’exécution de mes anciens collègues de Charlie Hebdo colora tout en noir.

À l’approche du 7 janvier 2016, comment ne pas repenser à eux, avec émotion et tristesse ?

Tignous, ce nounours aux dents du bonheur… Il faisait beaucoup plus jeune que son âge. J’adorais partir en reportage avec lui. Il dessinait à une vitesse phénoménale, même quand il pleuvait et que son stylo dérapait sur le carnet mouillé. Il était discret, et en même temps parfaitement présent, ses caricatures, d’une grande tendresse, mettaient les gens interviewés dans de très bonnes dispositions. Au moment de l’éviction brutale du dessinateur Siné, il avait été l’un des rares à élever sa grosse voix pour s’y opposer. Titi détestait l’injustice.

Bernard Maris, alias Oncle Bernard. Je l’appelais « Tonton ». On s’était rendu compte qu’on avait tous les deux un père Résistant, cela crée des liens. Son éloge de la gratuité, parfois contre tout le monde, en conférence de rédaction, m’a beaucoup influencée, et le modèle économique du journal minimal, fondé sur le don contre-don, lui doit énormément. C’était quelqu’un de raffiné, de sensible, dupe de rien malgré une capacité intacte à s’émerveiller au quotidien.

Mustapha, le correcteur en or du journal, si patient et si doux… Il était indulgent avec les journalistes, qui font beaucoup de fautes. Quand on allait le voir pour contester une correction ou pour lui poser des questions lexicales, il nous recevait toujours avec le sourire et l’esprit ouvert.

En conférence de rédaction, Cabu n’intervenait quasiment jamais. Il était aussi timide qu’à la télé, lorsqu’il pouffait après avoir caricaturé Dorothée. Au journal, il passait son temps à dessiner, et mangeait des bouts de pain. Il aimait écouter RTL, cela l’inspirait pour croquer les beaufs. Il avait ce look pas possible que tout le monde connaît : coupe au bol, lunettes rondes, chemise à carreaux sous un pull à col rond. Lors des grands événements c’était toujours lui qui faisait la Une car il sortait le meilleur dessin : le 11 septembre, le 21 avril 2002, et lors de l’affaire des caricatures de Mahomet, en 2006. Il avait alors fait preuve d’un courage exceptionnel, il prenait des risques.

Photo : Emmanuelle Veil
Le graffiti tout frais du SDF Crew que je vis sur mon chemin le 7 janvier 2015 en fin d’après-midi, en allant au rassemblement spontané place de la République. Photo: Emmanuelle Veil.

Honoré se fichait des mondanités, il n’était pas dans les clans. Il était gentil, jamais grinçant. Il était grand et me faisait penser un peu à Jacques Tati. Au bistrot où nous déjeunions tous après la conférence de rédaction, il aimait manger des harengs pommes à l’huile et il y avait toujours un moment où il craquait en regardant mon assiette et me disait : « Emmanuelle, j’te pique une frite ! »

Charb était un animal à sang froid, un guerrier, vêtu de son éternel treillis. Pince-sans-rire, il balançait des énormités sans ciller et faisait rire ses nombreux admirateurs au sein de la rédaction. Toujours à l’heure, c’était un gros travailleur au talent impressionnant : jamais un de ses dessins ne tombait à plat.

Wolinski venait rarement à la conférence de rédaction mais quand il arrivait, on le remarquait : avant de s’assoir, il faisait le tour de la table et les filles avaient droit à un petit bisou dans le cou. Il était séducteur par principe et dans le même temps, assez inaccessible. C’était un personnage, il ressemblait à l’homme qu’il était dans ses BD.

Comment a-t-on pu tirer sur ces bons bougres ? « Les terroristes sont animés par la pulsion de mort, qui est un phénomène très puissant », nous avait expliqué une psychologue lors des consultations gratuites ouvertes en urgence pour les journalistes, peu après les événements.

Dans quelle société vivons-nous aujourd’hui pour qu’elle soit le théâtre de tels crimes ? Quels choix politiques catastrophiques sont-ils à l’origine de la banalisation de la pulsion de mort, de sa valorisation presque, si bien qu’elle semble exercer une force centripète sur de plus en plus de pervers et autres zinzins ?

La pulsion de vie aussi est très puissante, mais il faut se rendre à l’évidence : ses manifestations sont beaucoup moins immédiates et spectaculaires que celles de la pulsion de mort. Complexe, protéiforme, la pulsion de vie passe moins bien à la télé, elle a besoin de temps. Alors, en 2016, essayons de sécher nos larmes, et de prendre le temps.

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À propos de l'auteur
Journaliste, co-fondatrice du journal minimal, je suis spécialiste des questions de société.
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40 réponses

  1. Merci pour cet éditorial sensible et émouvant.
    Merci de mettre de la douceur et des sentiments sur les images de ces personnes que nous aimons sans les connaître, pour leurs voix, pour leurs idées.
    Fraternellement,

  2. Merci Solge et Marie-Claude pour vos commentaires qui me font chaud au cœur, je suis très contente si j’ai réussi à faire passer quelque chose d’eux avec ce texte. A bientôt.

  3. Charlie Hebdo ça n’a jamais été la tasse de thé et ça l’est encore moins aujourd’hui. Mais je souscris pleinement à la phrase de Voltaire: « je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites mais je me battrai pour que vous ayez le droit de le dire ». Pulsions de mort, pulsions de vie, morbidité et vitalité tissent la toile de notre existence, mais nous n’avons aucun droit de les faire subir à autrui. Il me semble que la question est au-delà de choix politiques, même catastrophiques; le message fondamental universel c’est le respect de la Vie, de toute forme de Vie. La tolérance, l’écoute, la fraternité, la liberté, l’égalité et pourquoi pas l’Amour en découlent naturellement. Et ce message c’est à chacun de nous de le faire passer au quotidien autour de nous, comme tu le fais si bien, et nous t’en remercions. Longue vie au Journal Minimal et bonne et heureuse année 2016!
    Big Big Hug! Michel.

  4. Une histoire avec Charlie qui reste gravée à jamais par l’ampleur du drame, Emmanuelle, ton témoignage est essentiel pour nous simples lecteurs avec la tragédie, nous les aimons tous, merci de nous parler d’eux. Ils auraient aimé à coup sûr le journal minimal.

  5. L’art et la manière de le dire… Merci pour cet édito qui fait du bien! Sa petite musique de vie sonne tellement plus fort que la lourde cacophonie commémorative ambiante. Que le Journal minimal continue à nous chanter avec subtilité, humour et légèreté les événements graves de notre quotidien, à mettre en valeur tous les signes d’espoir et de créativité, c’est ce que je lui souhaite pour 2016. Bravo à toi, Emmanuelle, bravo à toute l’équipe! Bonne année!

  6. Très bel hommage à tes anciens collègues: simple, émouvant et bien éloigné des hommages formatés jusqu’à l’overdose qu’on entend dans les médias!
    Bonne route à ton journal avec tous mes voeux de solidarité et de tolérance vigilante! Vive l’humain d’abord!

  7. Merci de me rappeler l’équipe de Charlie Hebdo tel que je les voyais. Quel bel hommage. J’ai grandi avec Charlie Hebdo, les dessins qui m’apportaient tant de sourires ou franches rigolades. Toutes les idées de cette équipe que j’aimais tant et pour qui j’ai un grand respect. Ils nous manquent. Merci à toi Emmanuelle de nous avoir fait partager ce moment et ces beaux souvenirs. Très bonne année 2016 à toi et toute l’équipe

  8. C’est à Terra Nostra, à l’Est de Sao Miguel, dans les caldeiras de Furnas que la pluie s’est mise à tomber en ce 7 janvier 2015. Depuis tout est mouillé car il pleut tous les jours ; quand tu perds presque tous ceux avec qui tu as un r-v hebdo, même avec des interruptions, et qui participent à ta vie depuis plus de 40 ans (en 74, Reiser m’avait fait le cadeau d’une après-midi incognito à discuter dessin, caricature et BD — « qu’est-ce que tu écris bien mon salaud » lui disait Dimitri —, j’avais laissé devant la porte pour les fous furieux de la rue des Trois-Portes un présentoir des premiers Enfantimages en 77, etc.)… J’apprends tous les jours à faire mon feu malgré le vent et plus encore d’eau lorsque passe l’ombre de l’Oncle qui me manque, qui me manque, qui me… Va falloir encore mieux se dresser en 2016 et faire son feu comme les papous dans « Les fleuves immobiles » en ne brûlant juste que ce qu’il faut et les yeux très ouverts. Merci Emmanuelle Veil

  9. J’avais l’accord de Charb pour une conférence à Prades (66) sur la laïcité dans notre association: Les Amis de la Laïcité en Conflent…

  10. Moi aussi comme Nounedeb j’ai découvert lejournalminimal grâce à l’article d’Antonio Fischetti dans Charlie, bonne surprise! j’espère en avoir d’autres dans les prochains exemplaires, hélas ce journal arrive un peu tard dans ma vie, car né avant la guerre je ne pense pas avoir pas un futur très réjouissant!! Heureusement vous apportez un petit rayon de soleil et un petit espoir d’une vie meilleure, mais ça va être dur!…
    Cordialement

  11. Je découvre moi aussi le journal minimal grâce à Charlie Hebdo de cette semaine. Le premier numéro de mon abonnement à Charlie fut le premier de janvier 2015… J’y ai découvert l’article d’Elsa Cayat, assassinée elle aussi. Permettez-moi de rappeler sa présence et de rajouter ces quelques lignes à votre bel éditorial. Oui, comme aurait dit M. De La Palice: « Vivons légers et nous serons moins lourds! » Merci.

    1. Bonjour Charles, merci de faire apparaître ici le nom d’Elsa Cayat, qui ne travaillait pas encore au journal à mon époque. Elle aussi avait une sacré personnalité.

  12. Bravo!… et merci!
    Bravo pour votre courage, votre volonté, votre abnégation. Créer un journal n’est pas une sinécure, à fortiori en ces temps économiquement difficiles. Bravo d’avoir osé! Et d’avoir osé le journal « minimal ». J’adhere au concept, à l’idée, et j’espère que vous serez le point de ralliement de toute une génération, de cette nouvelle génération qui suit le chemin tracé entre autre par Pierre Rabhi, Oncle Bernard, et d’autres encore…
    Bravo et merci!
    Merci pour cette bouffée d’oxygène!
    Merci de nous redonner de l’espoir avec toute la douceur, la gentillesse de vos mots, de vos phrases. Nous avons tant besoin de douceur en ces moments troubles…
    Merci pour votre édito sur l’équipe de Charlie, hebdo que je lis depuis bon nombre d’années.
    Merci à Charlie qui m’a fait connaître votre journal!
    Merci d’exister!
    Merci d’avoir osé exister.
    On se sent moins seul.
    Très longue vie au journal minimal.

    1. Grâce à Charlie Hebdo, je viens de découvrir avec bonheur votre canardminimal (pas gavé celui-là!) et je dis bravo, pas de blabla inutile et stérile, pas de pub à la con mais la découverte de personnes très intéressantes. Merci à vous, on se sent moins isolé, bonne continuation et beaucoup de succès pour l’avenir.

  13. Je viens moi aussi de découvrir le journal minimal grace à l’article de Fabrice Nicolino dans Charlie.
    Longue vie à ce nouveau canard!
    Bises à toute l’équipe.
    Michel

  14. Bonjour,
    Il m’aura fallu 1 an pour réussir à nouveau à ouvrir et dévorer Charlie et enfin tenter modestement, grâce à des personnes comme vous, résilientes, de faire lecture de mon millier d’hebdomadaires si précieusement gardé, mais jamais caché…
    Vous êtes un antidote de l’endormissement
    Simplement merci
    Prenez soin de vous.

  15. Le 7 janvier 2015, du proche étranger où je vis, j’ai découvert l’ignominie parfaite… On a l’habitude de dire « y a pire! » mais je doute, quoiqu’un Adolf peut toujours venir nous montrer que les limites n’en sont pas!
    Révulsé par Patrick Pelloux complètement anéanti chez Marina Carrère-Machin, je m’étais sur le champ abonné à Charlie: il m’en a bien pris!
    Je découvre le journal minimal recommandé par Charlie et je ne pense pas être déçu, d’autant moins quand je lis ce qu’Emmanuelle Veil peut, un an après, se sortir des replis de la mémoire!
    J’arrête: faut faire minimal, pourtant c’est pas l’envie de hurler qui manque.
    Longue vie!

  16. Et moi, je vous découvre grâce à Causette – que j’ai découverte grâce à Charlie! – par un article sur le lâcher prise après un week-end peinture et collage! Tout se tient et tous nous nous tenons par la main et nous allons ensemble le faire bouger ce monde!

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