Alors que les prix de l’immobilier flambent à Paris, un groupe d’artistes emmenés par Gaspard Delanoë ouvre des squats dans des bâtiments vides. Après un immeuble dans le 9e (le Post), ils ont repéré un ancien couvent dans le 14e.
Le feuilleton Squat story est raconté ici par Gaspard Delanoë, figure historique des squats d’artistes parisiens, ouvreur du célèbre 59 Rivoli, conventionné avec la Ville de Paris. Dans le précédent épisode, il dévoilait les raisons politiques pour lesquelles lui et ses camarades décidaient soudainement de prendre d’assaut un nouveau bâtiment à Paris : dénoncer la gentrification de la capitale.
e mardi suivant, Kevin et Alex, les deux géants de l’ouverture – ils mesurent tous deux 1,95 mètre – se retrouvèrent à l’angle de la rue de la Tombe-Issoire, tout près de Denfert-Rochereau (Paris 14e), et firent discrètement le tour du bâtiment afin de repérer la meilleure option pour y pénétrer.
Ils constatèrent d’abord que le « petit jardin » dont j’avais parlé n’était pas si petit que ça… et surtout que le vieux portail qui en fermait l’accès n’était soutenu que par une vieille chaîne rouillée qu’il devait être relativement facile de faire sauter. En prime, la grille qui barrait l’accès du lotissement voisin était ridiculement petite – hauteur 1,75 mètre – et l’on devait pouvoir la franchir et se retrouver directement dans le jardin en moins de dix secondes…!
FRISSON DE JOIE
— C’est du gâteau !! me hurla Alex au téléphone, du moins pour entrer dans le jardin… après on verra bien, mais y’a plus qu’à fixer une date qui nous arrange tous les trois, et c’est parti.
— Ok, je te rappelle fis-je, à la fois tendu et déterminé, tandis qu’un frisson de joie me parcourait l’échine.
L’idée de tenter une deuxième ouverture à la mode du Post [le nouveau squat de la rue Blanche, Paris 9e, voir L’Histoire du squat ouvert avec un post Facebook, N.D.L.R.]m’enchantait au plus haut point. Après tout, peut-être venions-nous de trouver un nouveau mode d’action, beaucoup plus connecté, se servant des réseaux et des messageries, susceptible de prendre de vitesse les services de sécurité tout en se glissant entre les mailles du filet, le squat 2.0 en somme.
USINE À FANTASMES
Qu’avions nous à perdre ? Au pire, nous serions bons pour une expulsion dans les trois heures suivie d’une nuit dans un commissariat à vérifier que nous n’étions pas des terroristes. Et au mieux… au mieux, je n’osais même pas y penser, tant la prise d’un tel bâtiment, à trois minutes du RER Denfert-Rochereau, dans un quartier relativement éteint, ressemblait à une aubaine.
D’autant plus que, renseignement pris auprès d’un ami historien-géographe, je venais d’apprendre que la bâtisse était un ancien couvent. Bref, une usine à fantasmes.
Le jeudi 27 juin, imitant presque maladivement le post qu’Alex avait publié le jour de l’An, je publiai le message suivant sur ma page Facebook :
Ce post fut liké par 48 personnes, un chiffre très faible si l’on considère mes 3872 « amis », cependant il eut la chance d’être tagué par un membre du Post dont je n’ai pas encore parlé : Mélaine. Un garçon venu d’ailleurs, breton ressemblant à un péruvien, poète – au lyrisme proche de Walt Whitman par son débit et sa proximité avec la nature – et qui formait avec Audrey un couple lunaire possédant un sens du collectif exceptionnel. Son pseudo sur Facebook était « Couleureuse Mélaime », ne me demandez pas pourquoi.
Toujours est-il que plusieurs des personnes qu’il avait taguées ce jour-là furent présentes le mercredi 3 juillet, renforçant la troupe, et la cimentant.
A L’OMBRE DES PLATANES
Un certain nombre d’artistes du 59 Rivoli répondirent également présents : Vic Oh, une artiste féministe mexicaine, Paul Navas, un génie colombien, Yepar, une intrépide artiste colombienne, Théo, un jeune loup et quelques autres. Une vingtaine d’artistes au total étaient là, chacun ayant préparé un pique-nique, d’humeur plutôt légère et joyeuses à l’idée « d’aller se promener »…
Nous arrivâmes vers 18 heures sur le site et nous nous postâmes à quelques dizaines de mètres de la rue qui menait au jardin. Il faisait bon, le soleil dardait ses rayons et nous étions à l’ombre de grands platanes qui bordaient l’allée centrale d’un parking un peu désert sur le boulevard Saint-Jacques.
Kevin et Alex nous avaient précédés de quelques minutes et ils étaient accompagnés d’Alessandro, un photographe italien à la technique ancienne, chargé de faire le guet.
4 500 M2 DANS PARIS
Certains s’assirent à même le sol en attendant l’hypothétique signal d’action et d’autres conversaient de façon nonchalante, comme s’il s’agissait d’une balade somme toute assez banale. Bref, chacun jouait son rôle à la perfection et il eût été impossible pour une bagnole de policiers en maraude de deviner que cette bande de benêts s’apprêtait à prendre d’assaut 4 500 m2 dans Paris.
Il y eut une dizaine de minutes d’attente.
Tout le monde était incroyablement serein.
J’étais très nerveux.
Je tournai ma tête toutes les trente secondes en direction du portail où j’apercevais Kevin, marchant de long en large, puis Alessandro, assis sur le rebord du trottoir.
J’attendais un signe.
Je questionnais le ciel.
Mon angoisse montait de seconde en seconde.
Je revoyais passer devant mes yeux des dizaines d’ouvertures passées… l’ouverture du squat Pastourelle à la fin des années 1990 – nous n’avions eu qu’à pousser la porte –, l’ouverture du squat de la Bourse un samedi matin avec quelques grognards en mai 1999, l’ouverture mythique du 59 Rivoli le 1er novembre de la même année, l’ouverture du Jardin d’Alice en octobre 2009… et me revenaient aussi en tête les images de quelques échecs d’ouverture de-ci, de-là…
« ALLEZ-Y, C’EST BON ! »
Peut-être étais-je le seul à penser que nous étions sur le point de taper le plus gros squat d’artistes depuis quinze ans… Peut-être aussi la responsabilité que j’avais prise d’entraîner tous ces gens dans cette galère commençait-elle à peser sur mes épaules… Et puis il y avait la peur de se faire surprendre en flag’ par les flics, la hantise du squatteur. Cela n’arrivait presque jamais, une fois sur mille, mais voilà…
Il n’en fut rien.
J’en étais encore à taper nerveusement du pied sur le sol quand j’aperçus Alex revenir à grandes enjambées vers nous, l’air extraordinairement tendu. Il passa devant nous sans s’arrêter et marmonna simplement entre ses dents, la mâchoire serrée : « C’est bon, c’est fait, allez-y, c’est bon… », puis il disparut de l’autre côté du boulevard. (J’ignorais alors pourquoi il partait dans la direction opposée mais je sus plus tard qu’il était simplement allé cacher dans une planque la pince qui lui avait permis d’ouvrir le portail…)
SILENCE DE COUVENT
Nous nous levâmes tous d’un bond et il y eut comme un spasme collectif, un murmure, une faille.
Putain, tout cela devenait réel. Tout ce temps passé à planifier, imaginer, repérer, planquer, toute cette obstination que j’avais mis aussi à prendre ce lieu d’assaut, tout ce temps était désormais révolu. Nous venions d’être violemment renvoyés vers le réel, l’affreux réel, le voyageur sans ombre, le chemin sans retour. Saloperie. On allait se le coltiner.
Nous marchâmes une trentaine de secondes, très regroupés, le sourire aux lèvres puis, un à un, nous pénétrâmes dans le jardin en pente de l’ancien couvent. Nous fîmes alors silence comme si nous avions été sur le point de prononcer quelque vœu. Et cela sans qu’aucun mot d’ordre n’eut été nécessaire.
CÉRÉMONIE MYSTIQUE
Puis nous nous regroupâmes spontanément au centre du jardin et ce ne furent que murmures, chuchotements et mouvements furtifs.
Quand soudain, un premier coup métallique d’une extrême violence retentit dans le jardin, suivi d’un deuxième, d’un troisième, et d’un quatrième. L’un d’entre nous – Kevin sans doute mais je ne pouvais pas le voir d’où j’étais placé – venait d’attaquer un des volets métalliques du rez-de-chaussée à coups de barre à mine ou de pied-de-biche.
Chaque percussion résonnait comme un coup de tocsin dans le jardin où se tenaient, silencieux, une vingtaine de rêveurs. On aurait dit des gongs, l’annonce peut-être d’une cérémonie mystique ou du mariage du ciel et de l’enfer. Mon cœur était serré comme jamais. Maintenant était le moment du plus grand danger, celui où il nous fallait élever notre niveau de vigilance au plus haut degré car nous nous trouvions très précisément au moment où l’on est sur le point de passer de l’autre côté.
De l’autre côté de la loi.
De l’autre côté de la raison.
De l’autre côté du monde.
Break On Through To The Other Side.
Je ne pus m’empêcher de songer à Cortazar, à cette phrase que Cortazar avait écrite juste avant de publier son chef d’œuvre d’impertinence, Rayuela, et sur lequel allaient s’acharner les académiciens et autres membres de l’ordre des plumitifs raisonnables, le traitant d’hérésie, de manquement , de cacophonie et autres joyeusetés…
Maintenant , les philologues, les rhétoriciens, les versés en classifications et en expertises se déchaîneront mais nous serons de l’autre côté, dans ce territoire libre et sauvage où la poésie est possible et arrive jusqu’à nous comme une flèche d’abeilles… — Cortazar
Au cinquième coup métallique, le volet partit en éclat et vint percuter le mur adjacent avec un bruit sourd.
« Yeah ! » entendis-je : un cri, un souffle qui venait des tripes. C’était comme si un poumon, contenu depuis des années dans une cage venait d’accéder à l’air et que brûlait enfin en lui l’oxygène tant désirée. La voie était libre.
SIRÈNE HURLANTE
Nous nous engouffrâmes les uns après les autres dans la pénombre du bâtiment profondément ensommeillé, chacun son portable à la main comme une lampe-torche, et nous commençâmes d’explorer le bâtiment. On aurait dit un groupe de somnambules en quête d’un nouveau rêve. Mais nous n’avions pas fait 20 mètres qu’une sirène hurlante se déclencha et envahit l’espace sonore, martyrisant nos oreilles et nos cœurs. « C’est l’alarme ! » crièrent les premiers de cordée, « il faut absolument la dézinguer le plus vite possible ! »
> À (re)lire : les autres épisodes de la série Squat story, par Gaspard Delanoë.