Balade surréaliste à Tijuana, le long du mur Mexique-USA

Ici s’élève le mur entre le Mexique et les États-Unis. Donald Trump a promis de le prolonger. Le journaliste Karl Laske et son guide René, architecte, ont arpenté ce bout de frontière, en essayant d’éviter les patrouilles.

Plan des Etats-Unis et du Mexique
La ville de Tijuana (Mexique) se situe tout au bout de la frontière avec les États-Unis, à l’Ouest du continent américain.

La muraille ferme la ville de Tijuana en ligne droite, et serpente sur les collines. C’est un assemblage de plaques d’acier d’une hauteur de trois mètres, soudées à des poteaux. Ces plaques d’acier, qu’on prendrait pour de la tôle ondulée, sont rouillées, souillées par le temps. D’après René, architecte, qui me fait visiter la ville, elles proviennent de stocks de l’armée américaine qui les a utilisées au Koweit pendant la première Guerre du Golfe, pour permettre l’atterrissage des hélicoptères dans le sable, avant de les rapporter en Californie sur la base navale de San Diego.

Au total, 1 050 kilomètres de murs et clôtures ont été élevés unilatéralement par les États-Unis sur la frontière – le plus souvent en périphérie des grandes villes. Ce n’est encore qu’un tiers de la frontière entre les deux pays, longue de 3 145 kilomètres. Donald Trump a promis qu’il prolongerait encore le mur et le ferait payer au Mexique, mais ce projet reste encore au stade du prototype.

Tijuana, trump
À gauche et à droite, des échelles pour « faire le mur » (Crédit photo: Karl Laske).

Lorsqu’il ordonne l’édification du mur en 1994, quatre ans après la chute de celui de Berlin, Bill Clinton lui donne un nom d’opération militaire : Gatekeeper (Contrôle d’accès). Plus tard, George W. Bush junior lancera la seconde tranche de travaux, avec le Secure Fence Act (la loi « Barrière de sécurité ») – pour doubler ce mur d’une seconde ligne, une clôture plus haute de 4,50 mètres. Ce doublement, long de 58 kilomètres, permet aux jeeps américaines de faire des rondes entre le vieux mur et la nouvelle barrière.

René m’emmène dans son cabinet d’architecte installé dans un immeuble rénové non loin de la zone du canal. Nous déplions un plan de la ville. C’est un sujet militaire, et donc rien de mieux qu’une carte. Bloqués par le mur, les migrants et les sans-papiers refoulés restent souvent à Tijuana, le temps de trouver un passage, m’explique René. Ces laissés pour compte de la vague migratoire s’installent dans les nouveaux quartiers pauvres, nichés dans les multiples canyons qui convergent vers San Diego.

Rene Peralta (à gauche), Karl Laske (à droite).

Depuis l’opération Gatekeeper, plus de 10 000 personnes sont mortes en tentant de franchir la frontière. Le nombre de décès aurait augmenté de 17 % entre 2016 et 2017, d’après l’Office international pour les migrations.

Sur le mur, des familles de migrants ont accroché des fines croix en bois, il y a plusieurs années, avec le nom de leurs parents morts pour avoir tenté de le franchir ou de le contourner dans le désert…

Croix sur le mur à Tijuana
Les croix… (Crédit photo: Karl Laske).

En suivant le mur jusqu’à l’océan, on arrive au point qui fait l’angle entre l’Amérique latine et les USA. « La esquina de America latina », l’extrême limite qui sépare le monde du Nord et celui du Sud. À cet endroit si particulier, le mur, transformé en alignement de piliers métalliques s’enfonce dans le sable et disparaît dans l’eau, comme un immense couteau.

Tijuana le mur, plage
Au bout du mur, l’océan Pacifique (Crédit photo: Karl Laske).

Cette plage où des familles viennent prendre le soleil et se baigner est aussi l’un des lieux de convergence et de happening des opposants au mur. À l’aide d’un canon de cirque, un « homme bombe » a été projeté de l’autre côté. Une voiture a été hissée et suspendue aussi.

Sur la plage, deux adolescents en short complotent devant les poteaux enfouis dans le sable. De gros galets sont coincés à différentes hauteurs, formant un début d’escalier. L’un d’eux raconte qu’il est déjà passé de l’autre côté. Il n’est resté que cinq minutes, précise-t-il. « Les gardes frontières nous maltraitent s’ils nous prennent », fait-il gravement.

Tijuana, plage, échelle de cailloux
L’échelle de cailloux (Crédit photo: Karl Laske).
Tijuana, playa
La plage de Tijuana (Crédit photo: Karl Laske).

René se demande si le mur n’a pas créé aussi « une forme d’identité » négative, et même positive. On se définit aussi par le mur. Il fait partie de ce que l’on est. Désormais la ville existe aussi par lui, juge-t-il.

Le mur est sûrement un marqueur d’identité. Un marqueur du paysage. Mais ce qu’il interrompt, ou fracture, est aussi impalpable et diffus. Cette ligne traverse le territoire des indigènes Kumiai (1), qui recouvrait les terres de San Diego et Tijuana, jusqu’à Ensenada. Elle ignore aussi quelque chose de plus souterrain, le réseau hydrologique. Tous les cours d’eau du bassin de Tijuana convergent vers les États-Unis pour se déverser dans l’estuaire de San Diego. L’eau de la cité californienne vient à 70 % de Tijuana.

LE MUR S’ARRÊTE

A la sortie Est de la ville, le mur s’interrompt. J’avais constaté cet effacement sur l’image satellite de Tijuana. En suivant la ligne du mur jusqu’au bout de la dernière maison, l’on voit la ligne noire s’arrêter, alors que le trait blanc figurant la frontière glisse encore sur l’ocre de la montagne. Il ne réapparait que plus loin dans les terres, passées quelques montagnes. C’est un endroit un peu reculé que je propose à René d’aller voir, au bout d’un quartier baptisé El nido de las aguilas. L’autre angle de Tijuana avec l’Amérique du Nord : là où le mur s’arrête. René n’y est jamais allé non plus. Nous le découvrons ensemble.

Carte satellite Tijuana

Carte satellite Tijuana
La frontière, vue en gros plan depuis un satellite.
Tijuana, là ou le mur s'arrête
Sur place, là où le mur s’arrête (Crédit photo: Karl Laske).

Sur la colline, le mur accompagne les dernières maisons, puis la garrigue reprend ses droits. Le paysage était sûrement trop abrupt, trop difficile, pour y transporter et enfouir solidement les fameuses plaques d’acier de la Guerre du Golfe. Des bouteilles d’eau en plastique vides traînent sur ce chemin, abandonnées par des marcheurs. Le mur s’interrompt, et l’on peut ainsi franchir la frontière. Il suffit de deux pas. René et moi savourons l’instant, en observant le mur côté américain, même s’il n’a rien de particulier.

Le mur USA-Mexique, Tijuana
Le mur, côté USA (Crédit photo: Karl Laske).

Au loin, une camionnette des Border Patrol stationnée sur une colline voisine, tourne sur elle-même, et se dirige vers nous. Pour éviter le face à face, voire l’interpellation, nous retournons du côté mexicain. Cinq minutes plus tard, la voiture de la police stoppe derrière le mur. Une porte claque, l’agent américain fait quelques pas, sans venir à notre rencontre. Nouveau claquement de porte, la camionnette repart.

Banlieue de Tijuana, là où le mur s'arrête
Sur la crête de la colline, un 4×4 des Border Patrol (Crédit photo: Karl Laske).
Banlieue de Tijuana, là où le mur s'arrête
Crédit photo: Karl Laske.

Le passage, ici, semble plus que facile, en dépit des Border Patrol. Mais des dispositifs de surveillance ont été installés partout, financés par le programme « Barrière de sécurité ». Qui sait où ils se trouvent ? Derrière la première colline, mais peut être pas. En tous cas pas très loin.

Au loin, les quartiers entiers d’habitat précaire faits de planches recouvertes de bâches en plastique s’implantent encore en zone inondable. Cinquième ville du Mexique en nombre d’habitants – 1,6 million en 2015 –, Tijuana poursuit sa croissance chaotique, sans véritable politique urbaine.

L’ÂGE D’OR DE TIJUANA

Il parait que Tijuana grandissait d’un pâté de maison par jour, à certaines époques. Durant la Prohibition (de l’alcool), les Américains s’y ruaient, attirés par son casino, l’hippodrome Agua Caliente, ses bars musicaux, et les prostituées. Le grand père de René, pianiste, avait débuté dans l’orchestre de l’hippodrome, avec le surnom d’El plato parce qu’il avait un grand visage, une tête d’assiette. Devenus musiciens à leur tour, le père de René et son oncle seraient surnommés Los platitos. Les Peralta tournaient donc dans les bars autour de l’avenue Revolución, où le grand père maternel de René, originaire de Michoacán, était aussi cantinier.

Les bars où ils jouaient – El Sans souci, El Capri, La Ciguena, El California – ont disparu. Dans certains cafés, on peut voir des photos des vedettes hollywoodiennes venues s’amuser dans la ville : Buster Keaton, Charlie Chaplin, Clark Gable, Rita Hayworth… Dans les années 50, des grands jazzmans américains comme Bill Evans ou Charlie Mingus jouaient à Tijuana. Mingus a intitulé l’un de ses albums Tijuana Moods. Jusque dans les années 70, les Américains proposaient « d’’exciting Tijuana tours » ou des « Latin holidays » sur place, puis ils ont reflué, attirés par d’autres vacances, et l’avenue Revolución a commencé son déclin. Les lieux se sont vidés. La vente d’alcool a été remplacée par le trafic de cocaïne. Les migrants refoulés des États-Unis se sont installés peu à peu en périphérie de la ville, où les firmes fabriquant des composants électroniques ont délocalisé leurs usines, les maquilas. Et Welcome to Tijuana, de Manu Chao, « Tequila, sexo, y marihuana », est devenu l’icône involontaire de la ville dans le monde, associée à un héros contemporain, « Clandestino ». À Tijuana, la criminalité a atteint son paroxysme entre 2009 et 2011, avec la multiplication des rapts, et le départ de certaines familles de la classe moyenne. Depuis la tension est retombée.

avenue revolucion
L’avenue Revolución (Crédit photo: Glen Scarborough).

Pour attirer les derniers touristes, l’avenida Revolución s’est muée en musée Grévin. Des faux paysans y promènent des mulets grimés et teints en zèbres. Les pharmacies proposent une boite de Viagra gratuite pour cinq achetées. Et le restaurant Caesar’s tente de perpétuer la recette de la salade du même nom inventée dans sa cuisine.

C’est au bout de cette avenue que le maire a fait installer un arc métallique en direction des États-Unis, la frontière est à 400 mètres à vol d’oiseau.

Tijuana
L’arc de l’avenue de la Revolución (Crédit photo: Mike Navolta from Pexels).

Le monument s’intitule la montre monumentale : à l’intérieur de cet arc, un écran publicitaire retenu par des filins indique l’heure. De loin, l’arc et ses fils suggèrent un « attrape-rêves » monumental. Quand le soleil tape, on dirait une alliance en argent. Mais le rêve américain est bien loin.

(1) Tijuana en la historia, David Piñera, Tijuana renacimiento A.C. 2007.

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À propos de l'auteur
Journaliste à Mediapart, j’écris aussi des livres d’enquête (dernier paru: Avec les compliments du guide, coauteur avec Fabrice Arfi, Fayard, 2017).
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