Lumières

En se penchant sur certains épisodes de l’histoire de la peinture, il apparaît souvent que les artistes entretiennent un rapport particulier avec la lumière. Cette observation m’a poussé à créer des séries de peintures, que j’ai réunies dans le projet artistique Nuit Synthétique.

Voici quelques exemples issus de l’histoire de la peinture, qui permettront d’éclairer cette relation privilégiée qu’entretiennent les artistes avec la lumière, et que j’ai décidé à ma façon de prolonger.

Photo : Aurélien vret
Nicolas Poussin, Paysage avec Diogène, circa 1657, huile sur toile, 160 × 221 cm, Musée du Louvre, Paris (Crédit photo: Aurélien Vret)

Dans la peinture du 17e siècle, les effets d’éclairage peuvent servir à structurer le paysage peint. On peut comparer cette œuvre de Poussin à un beau discours, où la clarté du ton coloré s’apparente au choix des mots justes dans le domaine de l’élocution (1). André Félibien use de ce rapport pour faire l’éloge du travail de son ami dont il fut le premier à faire la chronologie de son œuvre :

« Il touchait parfaitement toutes sortes d’arbres, et en exprimait les différences et l’agitation ; disposait les terrasses d’une manière naturelle, mais bien choisie ; donnait de la fraîcheur aux eaux qu’il embellissait des reflets des objets voisins ; ornait les campagnes et les collines de villes ou de fabriques bien entendues, diminuant les choses les plus éloignées avec une entente merveilleuse ; et pour donner ce précieux que l’on voit dans ses ouvrages, faisait naître des accidents de jours et d’ombres par des rencontres de nuages et par des vapeurs ou des exhalaisons élevées en l’air dont il savait parfaitement faire les différences de celles du matin et celles du soir. » André Félibien

En savoir plus
Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes, T IV (1685), p.159
Photo: pinacothèque de Milan
Umberto Boccioni, Rissa in galleria, 1910, huile sur toile, 76 × 64 cm, Pinacothèque de Brera, Milan

Cette conception idéale fut vivement critiquée par les avant-gardes du début du 20e siècle. Chez certains peintres modernes, l’intérêt pour la lumière artificielle fait son apparition dans la peinture grâce à l’éclairage public (2). La lumière ne s’adosse plus à la poésie et à la tradition rhétorique de l’Antiquité. La ville moderne génère son propre langage coloré que les avant-gardes viennent traduire dans la peinture. Un certain optimisme teinté d’une foi aveugle envers le progrès pousse ces artistes à glorifier la vitesse, les avancées techniques, la violence parfois, mais aussi l’émancipation des masses :

« La douleur d’un homme est aussi intéressante à nos yeux que la douleur d’une lampe électrique qui souffre avec les sursauts spasmodiques et crie avec les plus déchirantes expressions de la couleur. L’harmonie des lignes et des plis d’un costume contemporain exerce sur notre sensibilité la même puissance émouvante et symbolique que le nu exerçait sur la sensibilité des Anciens. […] Comment peut-on voir encore rose le visage humain, alors que notre vie, dédoublée par le noctambulisme, a multiplié notre perception de coloristes ? Le visage humain est jaune, rouge, vert, bleu, violet. La pâleur d’une femme qui contemple la devanture d’un bijoutier a une irisation plus intense que les feux prismatiques des bijoux dont elle est l’alouette fascinée. » Manifeste des peintres futuristes, Umberto Boccioni, Carlo Carrà, Luigi Russolo, Giacomo Balla, Gino Severini, 1910

Gerhard Richter, ou quand la photographie fait naître la peinture : cliquer ici pour voir l’image.
Soixante ans plus tard et après deux guerres mondiales, le rapport des artistes avec la lumière s’est encore modifié. On peut voir dans le processus de fabrication de l’image de certains peintres que ce n’est plus une composition, un croquis ou un dessin qui fait naître la peinture. C’est plutôt la photographie. Son arrivée dans les arts plastiques a bouleversé le quotidien du peintre qui peut choisir de faire tel ou tel tableau en pressant un bouton. De là naît une forme d’indifférence (3) vis-à-vis de l’image, pour ce qui s’y passe dedans, mais aussi avec la lumière qui s’imprime sur la pellicule :

« Mais j’ai un problème avec le terme de “lumière”. Je n’ai jamais su quoi en faire. Je sais que certaines personnes ont mentionné à plusieurs occasions que “Richter n’est que lumière”, et que “les tableaux ont une lumière spéciale”, et je n’ai jamais su de quoi ils parlaient. Je n’ai jamais été intéressé par la lumière. La lumière est, que vous l’allumiez ou que vous l’éteigniez, avec ou sans soleil. Je ne sais pas où réside “la problématique de la lumière”. Je la prends comme la métaphore d’une qualité différente, qui est similairement difficile à décrire. Bien. » MoMA Interview with Robert Storr, 2002.

Peinture: Aurélien Vret
A 10, Aurélien Vret, 21 × 29,7 cm, aquarelle sur papier noir, 2012

Je m’intéresse à la lumière car je me situe dans cette continuité. Comme chez les peintres modernes, j’utilise celle qui façonne le paysage urbain. Ce paysage a muté depuis l’apparition des premiers éclairages publics. D’autres formes de lumières artificielles donnent leur visage aux villes, dont certaines sont devenues des mégalopoles. Comme le décrit Bruno Latour avec les panneaux lumineux, cette nouvelle forme de lumière opère de la même façon que le mobilier urbain :

« Devons-nous compter les ustensiles de ce capharnaüm parmi les habitants de Paris ? En partie, puisqu’ils anticipent tous le comportement d’habitants génériques et anonymes auxquels ils font faire, par anticipation, un certain nombre d’actions. Chacun de ces humbles objets, sanisette ou corbeille, corset d’arbre ou plaque de rue, cabine téléphonique ou panneau lumineux, se fait une certaine idée des Parisiens auxquels il fait parvenir, par la couleur ou par la forme, par l’habitude ou par la force, une injonction particulière, une assignation propre, une autorisation ou une interdiction, une promesse ou une permission. » Bruno Latour (4)

Cette lumière véhicule maintenant de l’information, régulant les flux et les mouvements de ses habitants. Elle devient le support principal de mon exploration artistique lorsque je la fixe sur un support numérique grâce à mon appareil photographique.

(1) Voir, Alain Mérot, Du paysage en peinture dans l’occident moderne, Gallimard NRF, 2009, p.332
(2) Voir, Claude Frontisi, Les assassins du clair de lune, Les Cahiers de Médiologie, n°10, 2000
(3) Voir Jean-François Chevrier, « Gerhard Richter, peintre-photographe », 1993, in Entre les beaux-arts et les médias : photographie et art moderne, L’Arachnéen, 2010, p.91
(4) Voir, Bruno Latour & Émilie Hermant, Paris ville invisible, La Découverte, 1998, p.91

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À propos de l'auteur
Je suis plasticien, diplômé de l’École supérieure des beaux-arts de Toulouse (Isdat). Je m’intéresse à la portée du numérique pour les nouveaux rapports qu’il peut établir avec l’art, l’image et la typographie.
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4 réponses

    1. Bonjour ABK, je suis d’accord avec vous à ce sujet pour les peintres, mais l’idée de l’article était de présenter des artistes chez qui c’était une véritable intention plastique, pour ne pas dire un programme. Ce qui change beaucoup la façon de peindre tout de même. C’est pour cette raison que leur propre propos sur le sujet est important. Il faut aussi noter que pour d’autres peintres comme Gerhard Richter la question est anecdotique et que cela ne les préoccupe pas du tout.

  1. Article super intéressant. En plus, j’aime beaucoup vos aquarelles que je trouve très cinématographiques… un peu lynchiennes, si vous voyez ce que je veux dire. En tout cas, elles nous embarquent dans un autre univers et c’est bien tout l’intérêt de l’art.

    1. Bonjour Pierre, effectivement on peut voir des lumières qui s’en approchent. Je connais bien les films de Lynch et j’ai pu voir plusieurs fois Lost Higway, Mulholland Drive… Je crois que nous partageons tout les deux le même intérêt pour les œuvres nocturnes d’Edward Hopper.

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