Lumières numériques

À travers ses peintures informatiques, Aurélien Vret étudie le rapport de nos sociétés avec la lumière artificielle et la manière dont l’écran noir a pris la place de la page blanche.

Nous vivons maintenant dans des villes qui s’inscrivent dans un « archipel mégalopolitain mondial ». Ce terme, inventé par le géographe français Olivier Dollfus en 1997 (1), décrit un nouveau système urbain interconnecté en « grappes ».

Image : Nasa Earth Observatory
Image satellite de la Méditerranée de nuit, Nasa Earth Observatory, 2012

Les images de vues nocturnes de la Terre, capturées par le satellite Suomi NPP en 2012, illustrent cette idée d’archipelisation des centres urbains. On peut le voir sur l’image de la Nasa recomposée par de multiples captures. Les grappes lumineuses constellent le globe majoritairement plongé dans l’obscurité, où le soleil a été littéralement effacé de l’image. Il existe un lien entre ces nouveaux paysages urbains nocturnes et le développement des réseaux de télécommunication, s’éclairant par eux-mêmes et reliant toutes les grandes capitales. J’ai décidé de travailler sur ce rapport paradoxal qu’entretiennent nos sociétés avec la lumière artificielle : que ce soit par l’usage que l’on en fait dans l’espace public à travers son éclairage ou alors pour la façon dont la lumière elle-même est devenue un support de diffusion à travers les écrans. Régis Debray, dans Vie et mort de l’image, décrit lui aussi ce nouvel état de fait :

« Peut-être regardons-nous le visuel d’aujourd’hui avec les yeux de l’art d’hier. Peut-être notre actuel dépaysement, désenchantement, ‘désartistement’, est-il l’envers de la naissance, encore occultée par d’incoercibles surimpressions rétiniennes, d’une autre nature (high tech), d’un autres espace (celui des moyens de transmission, non celui des territoires, mesurable en unité de temps et non de superficie), bref d’un nouveau Nouveau Monde. New York ou Tokyo illuminés, la nuit, appellent un autre regard, un autre rythme de vision que les collines toscanes au coucher de soleil. » (2)

J’ai décidé de prendre au mot Régis Debray. Dans la peinture même, j’ai choisi d’accentuer cette idée, en utilisant les matériaux qu’il associe, non sans inquiétude, à ce nouvel âge du visuel :

« Tout devient accessible, sans effort et vite. La peinture est lente, l’informatique rapide. L’âge visuel, sur la toile, raccourcit les temps avec des résines de synthèses vinyliques et acryliques, qui ne sont que de l’eau, couleurs propres et expéditives » (3).

Peinture : Aurelien Vret
F 7045051 (détail), Aurélien Vret, 36×51cm, vinyle sur papier noir, 2012, collection particulière

Dans mes peintures, l’eau transporte et répand la couleur. Le grain de pigment se disperse où s’agglomère en fonction des « pôles » de lumières qui agencent la toile. Pour fabriquer ma couche picturale, j’interconnecte les taches de blanc autour desquelles s’agglutinent les couleurs pures qui s’alternent selon les différentes intensités lumineuses. Parfois la liquidité prend le dessus et menace de rendre l’image complètement abstraite. Parfois des couleurs complémentaires se superposent et constituent par le hasard du recouvrement des « gris colorés ».

Peinture : Aurelien Vret
0877, Aurélien Vret, 29,7×42cm, vinyle sur papier noir, 2015

Cette conception de la couche picturale rejoint mon envie de représenter les nœuds urbains où s’entrecroisent les réseaux et les systèmes de signaux lumineux. L’architecture se trouve matérialisée par la lumière urbaine que la photographie va garder en mémoire dans l’appareil. Tel un œil numérique, chaque tache de lumière et de couleur est traduite en chiffre. Le capteur, constitué d’une matrice de photodiodes, attribuera à chaque pixel son code. Le rayonnement lumineux est converti en données informatiques. C’est à partir de chaque photographie numérique, chaque fichier téléchargé dans mon ordinateur, chaque image qui s’affiche sur mon écran, que je commence véritablement à peindre.

Peinture : Aurelien Vret
Noir numérique, #000000, 2016

Depuis l’Antiquité, autour de la Méditerranée, puis en Europe et en Amérique, notre tradition picturale associe l’absence de couleur au blanc. Cette absence de couleur est matérialisée par la feuille de papier blanche, ou en peinture, par une couche de préparation (4) blanche. La tradition artistique associe cette couleur à une œuvre vierge de tout geste artistique, ou même de toute écriture. Par un étrange paradoxe, l’écran lumineux devenu support d’information et de contenu culturel a renversé cette tradition millénaire. Dans une image numérique, l’absence de couleur et donc l’absence de signal lumineux émis par l’écran se trouve être le noir. Le système de couleurs numérique RVB (Rouge Vert Bleu) a été conçu pour qu’un octet puisse avoir 256 valeurs différentes. La teinte noire correspond à l’absence d’octet. Rouge = 0, vert = 0, bleu = 0. Le noir est donc devenu la première des couleurs pour mes peintures. C’est avec ce noir que je fabrique ma couche de préparation sur laquelle je dessine. Dans l’œuvre finale, il correspond à la zone où la lumière n’est pas présente. Comme avec l’image nocturne du satellite Suomi NPP, le noir renvoie à la zone en dehors de cet archipel mégalopolitain mondial.

(1) Voir Olivier Dollfus, La mondialisation, Presses de Sciences Po, 1997.
(2) Voir Régis Debray, Vie et mort de l’image, Folio Essais, Éditions Gallimard, 1992, p282.
(3) Ibid., pp279-280.
(4) Voir Préparation, in Peinture & Dessin, vocabulaire typologique et technique, Ségolène Bergeon Langle & Pierre Curie, Éditions du patrimoine, Centre des monuments nationaux, 2009, p367.

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À propos de l'auteur
Je suis plasticien, diplômé de l’École supérieure des beaux-arts de Toulouse (Isdat). Je m’intéresse à la portée du numérique pour les nouveaux rapports qu’il peut établir avec l’art, l’image et la typographie.
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