Peindre, c’est capter le temps médiatique de son époque. Avec les chaînes d’information en continu, le travail artistique s’inscrit dans un environnement saturé par la diffusion en temps réel de l’information.
Au 19e siècle, la peinture s’est transformée pour donner naissance à une nouvelle manière de représenter les faits historiques. Les artistes ont commencé à piocher dans la production médiatique de l’époque pour l’introduire dans leur travail.
Chez les romantiques français, les guerres, les massacres, les révolutions, les scandales remplacent progressivement l’iconographie devenue désuète des peintres de salon. Influencé par l’audace de Théodore Géricault, qu’il admirait, Eugène Delacroix reprendra à son compte sa façon radicalement nouvelle de représenter des faits historiques, en dehors des normes imposées par l’ancienne Académie royale de peinture et de sculpture.
L’INFLUENCE DE LA GRAVURE POPULAIRE
Avec La Liberté guidant le peuple, Delacroix crée une véritable icône révolutionnaire pour le monde et un symbole patriotique pour la France. Tableau charnière, entre l’abstraction et le document historique (1), il représente un lieu géographique précis à Paris, le pont d’Arcole – on aperçoit au loin les tours de Notre-Dame –, où se joue un événement qui peut être daté : la scène représentée a probablement eu lieu le 28/07/1830 durant la révolution de Juillet, si on se fie à l’esquisse que l’artiste réalisa d’après ses souvenirs. Dans cette peinture, Delacroix utilise l’allégorie pour mettre littéralement côte à côte le mythe et l’histoire. C’est à partir de l’imagerie de la gravure populaire, qu’il réalisa ce montage si particulier.
Après la révolution de Juillet, les artisans graveurs inondent la capitale d’images imprimées. C’est en comparant la peinture de Delacroix avec la production graphique de l’époque que l’historien d’art T.J Clark émet l’hypothèse que ce chef-d’œuvre du romantisme français est inséparable de la production graphique dans laquelle l’artiste a évolué. La fabrication de cette image souligne la façon dont une œuvre arrive à synthétiser les représentations qu’un peuple peut avoir de son histoire politique. L’artiste se trouve ainsi placé en bout de chaîne pour fixer sur la toile ces représentations médiatiques.
LA DOCUMENTATION MANIAQUE DU TEMPS
À l’exact opposé de Delacroix, l’artiste conceptuel On Kawara peint des toiles monochromes sur lesquelles sont inscrites des dates. Avant de se consacrer exclusivement à ces Dates Painting, depuis 1966, l’artiste a d’abord catalogué cent millions d’années dans dix classeurs pour s’arrêter à l’année 1969. On Kawara travaille avec le temps. Il documente très précisément son quotidien, le contraire du système « école-travail-vacance-retraite », comme l’analysait le commissaire d’exposition Pontus Hulten (2). Ses Dates Painting sont fabriquées à la date à laquelle il réalise son œuvre avec une typographie identique.
Si la peinture n’est pas achevée avant minuit, l’œuvre est détruite. Jour après jour, l’artiste inscrit le présent. Chaque Date Painting est conservée dans une boîte en carton qui contient également le journal local. L’archivage de la presse qu’il a consultée le jour même documente indirectement le lieu où il se trouve pour réaliser sa peinture, et ce qu’il s’y passe. Cette documentation maniaque du temps a transformé la forme que pouvait prendre une œuvre d’art : le processus par lequel passe l’artiste pour documenter l’œuvre qu’il réalise fait maintenant partie intégrante des objets qu’il fabrique.
Avec son triptyque de peintures monochromes rouges, nommé Title, On Kawara fait un travail plus politique. Les peintures n’ont pas été réalisées à l’endroit auquel elles font référence : la date correspond dans ce cas à l’année où les États-Unis ont bombardé massivement le Vietnam. Les mots « one thing » font référence au caractère ambigu de la connaissance et à la façon dont les journaux couvraient ces événements qui ont traumatisé l’opinion publique américaine. Dans un registre complètement différent, l’artiste conceptuel travaille ici avec les processus médiatiques de son temps, véhiculés par la presse et la télévision. Une autre forme d’abstraction est utilisée, non pas sous la forme d’une synthèse de l’environnement médiatique que peut vivre l’artiste, mais plutôt à travers sa réduction systématique : la documentation du temps.
L’INFORMATION EN CONTINU
Chaque époque a ses médias, qui véhiculent une manière de représenter le temps et contribuent à modifier la forme des œuvres. Ces différentes appropriations m’ont poussé à travailler avec les nouveaux canaux d’information qui modèlent notre rapport à l’actualité. J’ai pour cela combiné une représentation du temps à la manière d’On Kawara et des images d’actualité issues des chaînes d’information et des médias numériques.
Avec la globalisation des échanges et l’utilisation de moyens de communication en temps réel, rendus possible grâce aux satellites géostationnaires et aux réseaux de télécommunications, l’information est maintenant diffusée 24h/24, sur l’ensemble de la planète. CNN a imposé il y a longtemps les nouvelles normes de représentation de l’actualité. Lors de la guerre du Golfe, entre 1990 et 1991, est apparue une nouvelle façon de représenter le conflit armé, qui est devenue peu à peu le nouveau modèle des représentations médiatiques. Comme pour la guerre en réseau (cf. mon article précédent, consacré à l’histoire de la série en peinture), la première guerre d’Irak fait figure de prototype de ce qui est maintenant le quotidien des chaînes d’information en continu.
En France, c’est BFM TV qui est devenu l’acteur principal de la diffusion de l’information en continu. Inaugurée le 28/11/2005, la chaîne est désormais incontournable dans la diffusion télévisée en France, tout en réutilisant l’ensemble des standards de diffusion inventés par CNN. Sa présence dans le paysage audiovisuel français a profondément bousculé les codes de la prise de parole médiatique mais aussi le traitement de l’actualité. On parle maintenant de « BFMisation de la vie politique ». Ce néologisme illustre l’importance que prend le média dans le quotidien des commentateurs, des politiciens et des journalistes.
Les télévisions sont allumées en continu dans les ministères et les réactions sont scrutées à la loupe de part et d’autre de l’échiquier politique en quasi temps réel. L’affrontement médiatique traditionnel qui a lieu dans la rue, dans la presse ou au journal de 20h, selon le rituel consacré, est émaillé tous les ¼ d’heure par le rappel des titres (3). Le temps se comprime.
Les chaînes d’informations en continu sont les nouveaux centres nerveux de la diffusion de l’information. Une simple phrase peut défaire un politicien ou le porter jusqu’à la tête de l’état. Lorsqu’un propos lâché sur un plateau devient viral, il peut être partagé par toutes les chaînes d’informations, à tout moment, et partout sur la planète en temps réel. Pour le docteur en science de la communication Thierry Devars, « en proposant la retransmission en direct de meetings et d’allocutions politiques, BFM TV s’est inscrite au cœur des stratégies de communication mises en œuvre par les principales formations politiques à l’occasion de l’élection présidentielle de 2012 » (4).
L’ACTUALITÉ EST DEVENUE UNE ABSTRACTION
Les images elles aussi sont envoyées par satellite à toutes les agences de presse du monde, pour être directement reprises dans les journaux télévisés locaux. Les guerres sont suivies au jour le jour 24h/24 et 7j/7. Sous nos yeux, les coalitions se font et se défont entre les différents acteurs des multiples conflits internationaux qui bigarrent le monde. Crise dans la crise, catastrophe dans la catastrophe, les victimes et les pertes sont dénombrées minute par minute. La saturation est à son comble. Ce n’est plus la peinture qui fait le travail d’abstraction des médias ou du temps, mais c’est l’inverse.
L’information, l’actualité, le temps qui passe, sont devenus une abstraction. Je suis toujours en bout de chaîne, comme Delacroix, mais le tri est déjà fait. Je ne peins pas suffisamment vite, l’histoire est trop rapide.
(1) « Delacroix’s picture is abstract and yet accurate, almost matter-of-fact. » T.J. Clark, The Absolute Bourgeois, Artist and Politics in France 1848-1853, Princeton University Press, 1973.
(2) Pontus Hulten, On Kawara / L’art comme processus, 1977, in On Kawara Whole and Parts 1964-1995, les presses du réel, 1996.
(3) Thierry Devars, La politique en continu, vers une Bfmisation de la communication ?, Les Petits Matins, 2015
(4) Id.
Retrouvez ici tous les articles de la série Nuit synthétique d’Aurélien Vret