À quoi ressemblent les Nuits debout parisiennes ? On y boit, on y fume, on y danse, et on s’y assoit tous en rond pour voter des réformes révolutionnaires.
Il est 16h30 en ce mardi 5 avril 2016, et la place de la République (Paris 11e) est inondée de soleil. Sur le plateau sud-est, quelques dizaines de bénévoles s’affairent : ils tendent des bâches recousues, scient des planches, tirent des câbles électriques, tandis que des badauds, près d’un banc, dansent au son des tam-tam. Tout doit être prêt pour l’Assemblée générale, prévue comme chaque jour à 18h.
LA PLACE EST À NOUS
« On est obligés de reconstruire les installations à partir de zéro. Dès que le jour se lève, les CRS confisquent notre matériel, » raconte Fanche, bénévole à Nuit debout. « Et ce matin, des agents municipaux sont venus tronçonner les branches des arbres pour nous empêcher d’accrocher des choses », ajoute-t-elle en désignant une rangée de platanes amputés.
Nées dans la foulée des cortèges contre la loi El Khomri et des projections du documentaire satirique Merci Patron !, les Nuits debout réunissent une foule bigarrée tous les soirs place de la République à Paris depuis le 31 mars 2016. Le mouvement se développe vite et essaime un peu partout en France et à l’étranger.
« Ramenez vos tentes ici, qu’on crée ce village alternatif dont on rêve tous, qu’on fasse un potager collectif, qu’on crée quelque chose de dur et de vrai ! » s’époumone un trentenaire au micro de l’Assemblée populaire. « Nous sommes la République, la liberté, l’égalité et la fraternité ! » s’enflamme un autre à sa suite. La réunion a commencé depuis déjà deux heures, elle en durera encore trois de plus. L’écoute et le respect mutuels sont assez impressionnants. Les orateurs ont en théorie deux minutes pour s’exprimer, encadrés par une modératrice qui soumet parfois des points au vote à main levée (les décisions sont adoptées à une majorité de 80 %, évaluée au jugé).
C’est comme cela qu’on vote : en agitant ses deux mains en l’air. Cette communication par gestes (il y en a une huitaine en tout) s’inspire de la langue des signes et est issue des mouvements alternatifs.
Sont ainsi adoptés la régularisation des sans-papiers et des réfugiés, le refus des violences policières, la délocalisation de Nuit debout en banlieue… L’interdiction de l’alcool, réclamée par un grand black qui revient du Franprix d’à côté avec un caddie rempli de jus de fruits, est, elle, rejetée. Un petit blanc prend le micro : il dénonce « le système », « on est dirigés par une bande de rats ! » Il cite l’économiste Frédéric Lordon (égérie du mouvement) et le blogueur Étienne Chouard » – « Non, pas Chouard ! », proteste une jeune antifasciste à côté de moi.
LA LANGUE DES SIGNES À L’HONNEUR
Un homme s’adresse à la foule en langue des signes, son intervention est traduite oralement : « Je fais partie du mouvement des indignés sourds, c’est la première fois de ma vie que je peux m’adresser à une foule d’entendants, c’est formidable ce qu’il se passe à Nuit debout, depuis des siècles nous les sourds sommes maltraités, hier on nous interdisait de parler la langue des signes, aujourd’hui on veut nous mettre de force des implants cochléaires ! » Touchée, la foule vote l’inscription de la LSF (langue des signes française) comme langue officielle avec le français dans la Constitution d’une 6e République que beaucoup de participants appellent de leurs vœux.
Sourds ou pas, les indignés sont là, ceux qui étaient à La Défense en 2011, des indignés espagnols aussi, qui font part de leur expérience, ce qu’il faut faire, les erreurs à ne pas commettre, la logistique d’une occupation…
Une femme : « À 5h du matin, on n’est plus que 10 ou 15, et généralement on se retrouve à 2 ou 3 pour ramasser les poubelles, et il y en a des tonnes ! Ce serait bien qu’on soit plus nombreux, et que ce ne soient pas toujours les mêmes ! » Silence coupable…
Au sein de la coordination du mouvement, on trouve pas mal d’intermittents et de précaires, des militants pour les droits des sans-papiers et le droit au logement ; certains viennent tous les jours, emballés par l’énergie brute de ces rassemblements qu’ils tentent de canaliser du mieux qu’ils peuvent.
La Nuit debout parisienne a aussi son petit côté VIP : on aperçoit Xavier Mathieu, leader de la révolte des ouvriers de Continental, Leïla Chaibi, ex-figure des Jeudi Noir, Franck Pupunat, porte-parole d’Utopia, Jean-Luc Bennahmias venu incognito, Julien Bayou, le porte-parole d’EELV, et bien sûr, François Ruffin, le réalisateur du fameux Merci Patron !
ÇA SENT LA MERGUEZ-FRITES ET LE TABAC ROULÉ
Il se passe quelque chose de neuf avec du vieux sur cette place, c’est sûr : un recyclage de la Révolution de 1789, de la Commune de Paris, de Mai 68, du courant altermondialiste, du mouvement des squats et des ZAD… Des gens qui ne se connaissent pas se mettent ensemble par petits groupes : l’atelier affiches, le pôle grève générale, la cantine, l’infirmerie (pour les manifestants qui ont pris un coup de matraque ou de bombe lacrymo), le cahier de doléances…
En marge des AG, la Nuit debout est une fiesta ouverte avec ses jongleurs, ses musiciens, ses acteurs de rue et ses clodos, une suite de soirées démocratiques qui sentent la merguez-frites, le tabac roulé et le pétard, un « joyeux bordel » rassemblant des enfants, des personnes en fauteuil roulant, des étudiants, des chômeurs, des travailleurs et des retraités. Tout cela filmé, enregistré, photographié, tweeté, facebooké, whatsappé, periscopé, instagramé et raconté en temps réel par ses participants et par ses dizaines et dizaines de journalistes. S’agit-il d’un feu de paille, de l’embryon d’une nouvelle force politique, comme en Espagne où les Indignés ont conduit à la création du parti Podemos ? L’avenir le dira.