Mes 43 objets #24 : La paire de skis de Fred, le pouvoir du consommateur et les externalités sélectives

Le minimaliste Pierre Roubin vit avec seulement 43 objets personnels, choisis selon des critères éthiques. Mais comment fait-il s’il a soudain besoin d’une paire de skis ?

Skieurs, neige.
Photo: Pierre Roubin.

La lettre Vivre avec 43 objets est devenu une habitude. C’est important car une habitude cela rassure, cela crée des automatismes dont il est dur de se défaire.

Revenir en arrière serait maintenant plus coûteux pour moi que de continuer sur ma lancée, de la même manière qu’au début il fut difficile de commencer et de changer mes anciennes habitudes. Mon nouveau mode de vie est à présent tout à fait simple.

MADE IN CHINA

La question qui me taraude aujourd’hui, c’est de comprendre comment transposer tout cela dans l’action. OK, nous avons compris que vivre avec peu a des vertus très intéressantes, nous aide à nous poser des questions au quotidien, qui sont passionnantes. Mais dans le choix de mes objets il me semble que j’ai deux questions très importantes à me poser.

La première, c’est de remonter la chaîne « sociale » de la vie de mon objet. Par qui a-t-il été produit, les ouvriers sur les chaînes de montage ont-ils été correctement payés ? La marque de sous-vêtements est-elle engagée socialement lorsqu’elle fait produire ou assembler en Inde ou en Chine ou à Madagascar ou ailleurs ? Mentionne-t-elle sur son site des engagements, qu’on appelle aujourd’hui RSE (Responsabilité sociétale et environnementale) ? Ce premier champ d’investigation, je l’appelle les externalités sociales de mes objets.

Concrètement, répondre à cette première question n’est pas si difficile. Je suis dans un magasin, je regarde où a été fabriqué l’objet. Bien évidemment dans beaucoup de cas je vais tomber sur un made in China. En outre, comme j’ai toujours mon smartphone avec moi, il est assez facile de faire un rapide surf sur le site de la marque et de voir si ses engagements sociétaux sont présents, et mis en avant.

TOMATES DU MAROC

La deuxième question à se poser, c’est de remonter la chaîne des conséquences environnementales de la production de mon objet. Quelles sont les matières premières à partir desquelles il a été fabriqué ? Comment a-t-il été transporté, depuis le début de son cycle de production jusqu’au magasin où je l’ai acheté ? Se recyclera-t-il facilement ? Je donne ici un exemple : à choisir entre une barquette en aluminium, une barquette en plastique, il est évident qu’il serait plus intéressant de choisir la barquette en aluminium. Pourquoi ? Parce que l’aluminium se recycle à 100 %, et que recycler une barquette en aluminium est 95 fois plus écologique que d’en produire une à partir du minerai. À l’inverse, la barquette en plastique sera beaucoup plus difficile à recycler, et elle aura un cycle de vie beaucoup moins long et de surcroît plus aléatoire. Ce deuxième champ d’investigation, je l’appelle des externalités environnementales.

Pour chacun de nos objets, nous disposons ainsi d’un double faisceau d’investigation : les externalités sociales, les externalités environnementales. Ces deux domaines de questionnement ne s’excluent pas l’un l’autre, mais ils peuvent reboucler l’un sur l’autre. Par exemple si je me questionne sur la provenance d’une tomate : si elle est affichée « tomates du Maroc », c’est forcément qu’elle a fait le trajet depuis là-bas, je suis donc dans le champ des externalités environnementales. Mais si je poursuis ma réflexion en me demandant si le chauffeur du camion ne se voit pas imposer des journées de quinze heures, alors j’ai rebouclé avec le champ des investigations sociales. Mais forcément à un autre niveau, un peu plus lointain, on pourrait dire une externalité sociale de rang 2.

L’IMPORTANT, C’EST LA DÉMARCHE

Inversement si je m’achète par exemple une veste pour aller à la montagne, si je vois qu’elle est produite au Cambodge dans des conditions acceptables, et que je m’interroge sur les matériaux qui la composent, alors je reboucle avec le champ des considérations environnementales. Par exemple, certains de nos vêtements techniques sont enduits de produits isolants ou de produits dits « respirants », hautement toxiques, et si la personne qui coud le vêtement est correctement payée c’est une chose, mais si ses chances de mourir d’un cancer à l’âge de 42 ans, du fait d’avoir manipulé tous les jours et en grande quantité le produit qui entre dans la composition de mon vêtement, c’en est une autre et on peut alors dire qu’il y a un problème dans l’équation. C’est l’externalité environnementale de rang 2, qui ruine quelque part la bonne conscience sociale que nous avions de prime abord attachée au produit.

Évidemment on ne peut pas remonter toutes les chaînes de causalité, sans quoi on tombera forcément sur quelque chose d’inacceptable. Je crois que qu’il ne faut pas rechercher de bien absolu, ou de mal qu’il faudrait définitivement bannir. Il faut tout d’abord s’engager très progressivement dans la démarche. Se poser les toutes premières questions. Voir l’effet qu’elles produisent. Et puis de fil en aiguille, remonter un peu les pistes. L’important, c’est la démarche. Quelque part c’est une question de pouvoir, en progression sur cette voie nous reprenons le pouvoir.

QUELS SKIS PRENDRE

Car le pouvoir du consommateur est immense, c’est peut-être même le seul que nous ayons. Notre pouvoir dans les urnes limité, notre pouvoir sur les réseaux sociaux est déjà un petit peu plus intéressant. Mais notre pouvoir en tant que consommateur est immense. Nous pouvons vraiment changer les choses. Il suffit qu’un groupe d’individus, parce qu’il sait fédérer, et sait responsabiliser, modifie son approche de l’acte d’achat, des milliers de directeur marketing vont se ruer sur cette nouvelle tendance. Au-delà du poids financier, la puissance de la démarche et la joie élégante qu’elle peut procurer, vont commencer à agréger de nouveaux adeptes.

Juste pour finir sur la question des externalités, on a compris qu’elles se divisent en deux grandes catégories : sociales et environnementales. Mais j’en distingue aussi deux autres, d’un autre niveau, que j’appelle les externalités statiques et dynamiques.

Celles que j’ai décrites plus haut sont des externalités statiques, c’est-à-dire qu’elles s’intéressent à ce qui est déjà fait. La nouvelle chaîne d’externalités que j’appelle « dynamiques » regroupe tout ce que je vais, moi, faire ou entreprendre avec l’objet que j’ai choisi. J’ai déniché un exemple : mon cousin Fred s’est acheté il y a plusieurs années une paire de skis de slalom, des Rossignols 9S. Lorsque j’ai la chance, moi, d’aller parfois au ski, se pose alors toujours la question de savoir lesquels prendre. Plusieurs solutions s’offrent : soit je peux m’acheter une paire de skis neuve, soit une paire de skis d’occasion, soit je peux les louer.

INTROUVABLES

Acheter du neuf me paraît un acte insensé, si on prend compte notre nouveau champ de considération. Une paire de skis est un des objets qui sert le moins pour la plus grande proportion entre nous. Bien entendu je ne parle pas des moniteurs de ski ni des professionnels de la montagne, ni même évidemment des grands amateurs de cimes, je parle du commun des mortels, qui, comme moi, a eu la chance de s’initier à la glisse. Il faudrait entreprendre le recensement des paires de skis qui encombrent les caves des immeubles parisiens, je pense qu’on trouvera très certainement un taux d’utilisation inférieure à une demi-journée par an.

Partir sur le choix d’une paire de skis d’occasion parait donc la solution la plus raisonnable. Sur Le Bon Coin je vais trouver beaucoup d’opportunités, pour toutes les raisons qui viennent d’être évoquées plus haut. Un problème survient alors : toutes les paires de ski sont dans la région Rhône-Alpes, c’est-à-dire à plusieurs centaines de kilomètres. Finalement j’ai du mal à trouver une très bonne paire de skis d’occasion dans mon environnement citadin. Il n’y a pas beaucoup de sens à faire revenir une paire de ski de la montagne vers la ville, pour repartir vers la montagne pour seulement trois jours.

LES SKIS DE FRED

Je pense donc rapidement à la location. Plein d’avantages à cela : ils sont déjà sur place, je pourrais les prendre au pied du chalet et les rendre de la même manière ; ils seront reloués derrière. La chaîne d’externalités dynamiques sera ainsi assez vertueuse. Mais, finalement, j’ai encore une autre possibilité, et c’est celle-là que je vais choisir : aller voir mon cousin Fred, pour lui demander s’il veut bien me prêter sa paire de skis. Ce sera l’occasion de prendre un verre avec lui, de prendre aussi des nouvelles de sa fille et de sa femme.

Évidemment, c’est peut-être un peu moins fun que de louer des skis dernier cri. Les skis de Fred sont un peu vieux, ils ont maintenant 7 ou 8 ans, mais finalement ça ne change pas grand-chose. Même vieux de 7 ou 8 ans, ce sont des skis qui ont moins servi que la paire de location que je m’apprêtais à utiliser. Les skis de mon cousin ont peut-être, à tout casser, 40 ou 45 jours d’utilisation. Ceux de location vont avoir une centaine de jours d’utilisation – et par des gens sans doute un peu moins précautionneux. Au moins les skis de Fred, je sais que toutes les personnes qui les ont utilisés en ont pris grand soin. Et moi je vais faire de même.

CRÉER DE LA VALEUR

Au retour je passe un super moment avec Fred pour lui raconter ces vacances à la neige, partager quelques photos, exprimer ce que j’ai ressenti sur ses skis, lui payer un verre pour le remercier et lui expliquer que j’ai fait réaffûter les carres des skis avant de les lui rendre. Toute cette chaîne d’action que je viens de détailler, voilà ce que j’appelle les externalités dynamiques. C’est la chaîne des réflexions, des décisions et de leurs conséquences qui sont rattachées à l’utilisation d’un objet.

Pour faire simple, la question est : quelle chaîne de valeur je crée autour de l’objet ? Suis-je capable de créer de la valeur dans mon utilisation de tel ou tel objet ? Pour finir sur le champ des externalités, notre objet est ainsi pris dans le faisceau des externalités sociales d’une part, et environnementales d’autre part. Ensuite dans le faisceau des externalités statiques, et dans celui des externalités dynamiques. Pour faire très très simple : je peux me poser une petite série de questions vraiment minimalistes :

– D’où vient cet objet et de quoi est-il fait ?
– Par qui a-t-il été produit et dans quelles conditions ?
– Qu’est-ce que je vais en faire de bien pour moi ?
– Comment d’autres pourront-ils en profiter ?

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À propos de l'auteur
Ma démarche minimaliste est très matérialiste (au sens de pragmatique), urbaine, et en même temps réflexive. Je suis philosophe de formation donc j’aime bien manipuler aussi les idées.
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