Depuis Monet, la photographie, le cinéma, l’imprimerie ont modifié le rapport des artistes avec la production d’œuvres en série. Enfant du Web, Nuit synthétique explore la question de la peinture en réseau.
Mon projet Nuit Synthétique peut être envisagé comme un système d’œuvres interconnectées en réseau. Issues au départ d’une simple série, les peintures que j’ai regroupées dans ce travail appartiennent à un ensemble plus complexe et clairement délimité. Pour créer ce système, je me suis inspiré de l’art minimal américain des années 1960-1970 en organisant mes œuvres selon un dispositif sériel. L’ensemble est composé selon le modèle du système d’information employé pour faire fonctionner les entités en réseau grâce aux nouvelles technologies.
Le principe de la série, envisagée dans son sens moderne, n’est pas nouveau et s’est formé durant cent vingt-cinq ans d’histoire de l’art. Les différentes versions de La Gare Saint-Lazare peintes par Claude Monet sont ainsi annonciatrices de ce qui deviendra un nouveau paradigme de l’art moderne :
« La série, et les idées qu’elle suppose, est l’un des traits spécifiques de la modernité. On admet généralement que Claude Monet fut l’initiateur de cette rupture avec les conceptions antérieures de la création artistique. Les Meules (1890), Les Peupliers (1891) ou Les Cathédrales (1894) atomisent en effet les résultats d’un projet par essence inachevable dans une suite d’œuvres dont le nombre est, en droit, sans limite. La logique du chef-d’œuvre implique que tous les travaux préparatoires trouvent leur accomplissement définitif dans une réalisation qui est alors un véritable ‘microcosme’, reflet à la fois complet et unique d’un monde conçu comme totalité. La série, au contraire, entérine l’impossibilité d’une maîtrise. Fragment d’un tout hypothétique, éclaté et à jamais perdu, chaque œuvre singulière renvoie à tous les autres membres de la même suite. » (Denys Riout, in Qu’est-ce que l’art moderne ?, Gallimard Folio / Essai, 2000)
Pratiquement la même année où Monet peindra ses premières séries, Eugène Atget, lui-même considéré comme l’inventeur de la photographie documentaire, arrêtera la peinture pour devenir photographe. Il commencera à prendre des clichés des rues de Paris dès 1897 dans le simple but de documenter l’espace urbain parisien qui était à l’époque en pleine mutation.
Bien qu’au départ ce type de photographie n’ait aucune prétention artistique, elle deviendra tout au long du 20e siècle en Allemagne et surtout aux États-Unis une sorte de référence dans la création picturale. Ce n’est qu’avec des peintres comme Gerhard Richter (voir mon article sur la lumière) que ce type d’image sera réintroduit dans la peinture. Initialement rattachée à la pratique de la peinture, ma série Nuit synthétique a été conçue selon un système qui se rapproche de l’archive et de la collection, tel qu’il a été formalisé dans la photographie documentaire (1). Ce travail peut même être envisagé comme un système d’œuvres interconnectées en réseau.
DU RECTANGLE AU CARRÉ
Pour les peintures à l’eau, par exemple, j’ai voulu que chaque format réponde à la norme internationale ISO 216 (le format A4 défini en Allemagne en 1922). Dans chaque série, la taille du format varie mais les proportions restent identiques. Cette organisation me permet de hiérarchiser les images peintes comme on pourrait classer une collection de clichés photographiques. Le classement accentue la manière dont les images ont été choisies par rapport à leur provenance technique. Les peintures de paysages urbains proviennent de photographies de smartphone et sont réalisées sur les plus petits formats (A4 et A3). À l’inverse, les peintures issues de faits d’actualité ont un format plus grand (proche d’un format B1). De même, pour signaler l’usage de la peinture à l’huile, le format des œuvres passe du rectangle au carré. Les images qui servent à fabriquer ces mêmes peintures à l’huile, technique plus sophistiquée, proviennent également d’un appareil photographique reflex mono-objectif, qui permet de prendre des clichés avec une plus grande précision.
Dans l’art moderne, l’usage des médias issus de la révolution industrielle (photographie, cinéma, imprimerie) a contribué à modifier le rapport qu’entretiennent les artistes avec la production d’œuvres en série. Le courant minimaliste américain, qui apparait dans les années 1960, se réfère directement à la production en série des images et des objets :
« À [cette époque]virent le jour (notamment avec Andy Warhol et Ed Ruscha) des œuvres ressemblant aux précédentes par leur structures formelles d’éléments modulaires, leurs systèmes sériels et leur répétition, mais fondées technologiquement et socialement (plus que mathématiquement) sur la relation à la facture mécanique, à la photographie, au cinéma et à la marchandise. Par la suite, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, ces deux genres d’œuvres convergèrent vers un art conceptuel censé aider à réfléchir aux rapports entre ces dimensions mathématico-formelles et sociales. Selon Donald Judd, les ‘objets spécifiques’ de l’art minimaliste ‘ressemblent d’avantage à de la sculpture qu’à de la peinture, bien qu’[ils]en soient bien plus proches’ ». (Peter Osborne, L’art conceptuel, Phaidon, 2002, trad. Richard Crevier)
Au croisement de la photographie documentaire et du minimalisme, j’ai choisi d’utiliser ce principe de modularité pour accompagner la diversification des œuvres dans un système plus complexe. J’envisage maintenant Nuit synthétique comme un système d’œuvres. Je me suis inspiré pour cela du concept de mise en réseau qui a contaminé l’organisation de nos sociétés dominées par l’information et la technologie. Là où l’art minimaliste s’est forgé sur le modèle de l’industrie manufacturière de son époque, fortement influencé par l’abondance et la standardisation des produits, ma réflexion artistique sur les œuvres s’est transformée au contact du « macro-système technique » :
« Pour permettre la ‘globalisation’, il a donc fallu que simultanément se déploie le ‘macro-système technique’ des télécommunications mondiales, qui repose sur la mise en place des satellites géostationnaires tournant à la vitesse de la rotation terrestre à 38 000 km de la Terre, (3 satellites sont nécessaires pour balayer l’hémisphère nord), de stations de réceptions, de câbles qui peuvent être constitués de fibres optiques permettant des flux importants d’informations interactives, sous une forme unique, numérique et compressée. Le câble à fibres optiques permet le transport d’informations numérisées, pouvant à la réception produire des images, des sons, des textes et des chiffres. Jouent également les progrès de l’informatique associés à l’abaissement du prix des matériels aux performances accrues et le développement de l’industrie de logiciels de plus en plus sophistiqués. Les progrès de l’électronique et de l’informatique ont rendu possible la globalisation qui repose, dans toutes ses facettes, sur la production, la gestion et le traitement des masses d’informations circulant à la vitesse de la lumière (300 000 km/s) à travers la Terre. » (Olivier Dollfus, La nouvelle carte du monde, PUF, 1995)
J’ai défini ce système par l’expression “peinture en réseau infocentré” qui répond à ce contexte actuel en profonde mutation avec l’arrivée des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Il suffit de se pencher sur la façon dont elles modifient notre rapport à la guerre pour en mesurer l’influence. La doctrine militaire américaine du network centric warfare (guerre en réseau) rendue possible grâce à la RMA, révolution des affaires militaires, conceptualisée au départ dans les écrits du maréchal soviétique Nikolaï Ogarkov, est un des exemples de cette mutation :
« La ‘révolution dans les affaires militaires’ désigne une dynamique de transformation de la pensée guerrière, de la stratégie opérationnelle et de la stratégie des moyens. Mise en œuvre aux États-Unis depuis les 1990, elle a d’importants effets sur la refonte des appareils militaires occidentaux et leurs modes d’emploi. L’application des ‘nouvelles technologies de l’information et de la communication’ (NTIC) à la chose militaire est au cœur de la RMA. Avec les NTIC, les forces engagées sur un théâtre d’opérations sont mises en réseau. Elles visualisent une commune image de la situation de guerre, collaborent au processus décisionnel et synchronisent leurs actions. La rapidité d’acquisition de l’information et la précision des frappes permettent d’attaquer de manière efficace les cibles de l’ennemi appréhendé comme un ‘système de systèmes’. La RMA facilite la projection de puissance à longue distance, avec un nombre réduit de forces terrestres au sol. » (Jean-Sylvestre Mongrenier, RMA, in Dictionnaire des conflits, Éditions Atlande, 2012)
Cette révolution adossée aux innovations technologiques contribue à intégrer le numérique à l’intérieur de ce que les états-majors militaires appellent maintenant des « systèmes d’armes ». L’historien de l’art allemand Christoph Asendorf rappelle (2) qu’avec l’apparition de l’hélicoptère d’attaque Apache, (lors de la première guerre d’Irak en 1990), qualifié de « réseau d’ordinateurs capables de voler », c’est notre rapport à l’espace, mais aussi au temps, qui s’est trouvé profondément modifié.
Envisagée comme un système d’information, la « peinture en réseau infocentré » regroupe les formes et les données qui la constituent dans un seul et même écosystème. Cette nouvelle manière d’organiser les œuvres contribue aussi à transformer notre rapport à l’art et à sa définition.
(1) Olivier Lugon, Le style documentaire : d’August Sander à Walker Evans,1920-1945, Éditions Macula, 2011.
(2) Christoph Asendorf, Super constellation : l’influence de l’aéronautique sur les arts et la culture, Éditions Macula, 1997, trad. Didier Renault et Augustine Terence.