« L’Ambassade », nouvel espace culturel aménagé par des artistes dans un bâtiment vide à Paris, a été fermée par la police après la dénonciation d’un voisin. Récit.
est une histoire à peine croyable, qu’on dirait tout droit sortie de l’imagination d’un scénariste un peu fainéant, et pourtant elle est vraie.
Tout a commencé le 12 octobre dernier, lorsqu’un collectif de street artistes parisiens, la Brigadada, repère un immeuble vide dans le 2e arrondissement et décide d’aller coller, dessiner et graffer sur la façade de ce qui ressemble à un espace en friche.
Le collage se passe bien et après avoir recouvert les vitrines du rez-de-chaussée de l’immeuble d’affiches et de portraits, le collectif repart, et publie dans la foulée des photos et films de son action sur les réseaux sociaux.
ILS Y SONT TOUJOURS !
Deux semaines plus tard, un peu par curiosité, un peu par défi, la Brigadada (acronyme de la Brigade d’assistance à immeuble en danger) repasse au 131 rue d’Aboukir, et là, surprise : rien n’a bougé. Les collages sont toujours en place. Ce qui n’arrive jamais, car généralement la durée de vie d’un collage dans la rue est d’une semaine grand maximum.
Les street artistes, un peu surpris, décident donc de venir compléter leur premier collage par d’autres dessins, graff, pochoirs…
Et là, nouvelle surprise : une semaine plus tard, leurs dessins sont toujours là.
ACCROCHAGE
Très intrigués, les artistes de la Brigadada commencent à se poser des questions : n’y a -t-il donc personne au 131 rue d’Aboukir pour décoller toutes ces affiches ? Le propriétaire aurait-il « oublié » son immeuble ?
Alors ils décident d’en avoir le cœur net : un mois après leur première action, ils prennent la décision de venir accrocher une immense banderole sur la façade de l’immeuble rue d’Aboukir. Une banderole sur laquelle il est écrit en lettres capitales : « Encore un putain d’immeuble vide ».
Cette banderole a déjà été utilisée à plusieurs reprises par le passé, et notamment sur un immeuble rue Jacob, une maison rue Lafayette, un couvent boulevard Saint-Jacques, etc.
Munis d’une grande échelle, ils réalisent cet accrochage qui, une fois de plus, se passe sans encombres.
Et c’est en nouant au garde-corps la corde qu’ils ont passé dans la banderole qu’ils réalisent que la fenêtre du 1er étage est ouverte.
Difficile de résister à une telle tentation.
Très vite, deux d’entre eux s’engouffrent dans l’immeuble et découvrent… une coquille vide ! Il ne reste à l’intérieur de cet immeuble de 400 m2 que le sol, le plafond et les murs. Un chantier, abandonné il y a plusieurs mois, a désossé les murs de tous les stucs, plâtres et peintures qui ornent habituellement les habitations. On est à l’os.
La question se pose alors aux artistes activistes : faut-il tenter de rentrer et lancer une aventure collective, malgré la vétusté du lieu… ou bien faut-il passer son chemin et oublier cet immeuble ?
Des recherches sur Internet permettent de déterminer très rapidement à qui appartient le bâtiment : il s’agit de deux frères, magnats de l’immobilier, dont le capital cumulé s’élève à plus de un milliard et demi d’euros. La 120e fortune de France.
Waouh.
On est chez les 1 %.
Les fameux 1 % qui possèdent à eux seuls autant que 50 % de tous les autres.
Les ultra-riches.
Il n’est pas fréquent que les 1 % rencontrent les 99 %.
Alors les artistes se lancent dans l’aventure.
Malgré leur faible logistique, leurs moyens financiers quasi-inexistants, ils décident de commencer à occuper le lieu, de l’investir.
Au 1er étage, des militantes démocratiques biélorusses installent « L’Ambassade du Belarus libre à Paris ». Leur objectif étant de délégitimer l’ambassade officielle du Belarus, toujours liée au dictateur Loukachenko qui a truqué la dernière élection présidentielle en août dernier.
Des anciennes résidentes du 59 Rivoli se posent aussi à l’étage, menées par Sandra Chérès, fondatrice des Rivoliens Anonymes.
Au 2e étage, des street artistes venus du Post et du Phare, deux squats ayant rayonné dans le 9e arrondissement au cours de ces deux dernières années, accrochent de grandes toiles illustrées d’icônes de la pop culture.
Un collectif de femmes photographes, Action Hybride, prend ses quartiers au 3e en compagnie d’une artiste japonaise, et quelques amis sans toit commencent à monter des cloisons au 4e.
Un collectif radiophonique s’intéresse au projet.
Une chercheuse italienne souhaite suivre « anthropologiquement » cette aventure.
L’électricité est remise. Le sanitaire du rez-de-chaussée est réparé.
Un jour passe. Un deuxième, un troisième, un quatrième.
Rien ne semble bouger dans le quartier.
Tout le monde commence à imaginer que cette aventure va vivre.
JAMBES ÉCARTÉES
Mais il s’agit en fait des dernières heures de « l’Ambassade ».
Le mercredi 25 novembre, vers 17 h 30, un voisin dénonce le collectif et appelle les propriétaires.
Le lendemain matin, accompagnés d’un huissier, d’un avocat et de certains ouvriers qu’ils ont réquisitionnés, les deux magnats de l’immobilier, bronzés aux UV comme Jack Lang, se tiennent les jambes écartées devant leur immeuble et hurlent : « C’est notre immeuble !!! »
Refusant systématiquement les tentatives de dialogue que les artistes proposent, les propriétaires envoient certains de leurs ouvriers détruire le sanitaire à l’intérieur de l’immeuble afin d’être certain que les artistes soient privés d’eau.
La police arrive, qui va rapidement prendre parti pour le propriétaire et demander aux occupants de quitter le lieu.
Au vu des violences policières qui ont émaillé la semaine [deux jours avant, la police expulsait très violemment un campement de réfugiés place de la République, N.D.L.R.], la décision est prise par le collectif de ne pas résister et de sortir sans faire d’histoire.
C’est la fin de l’aventure.
À peine née, et déjà enterrée.
L’ordre du monde est respecté.
Pas respectable, mais respecté.
L’ORDRE DU MONDE
Le collectif est dispersé.
Chacun se replie dans des lieux de fortune.
L’abattement l’emporte.
La sensation, très lourde, que l’ordre du monde est immuable, engourdit les os.
On repense à la tentative d’ouverture d’un 3 000 m2, il y a exactement un an, rue Jacob. Tentative qui s’était soldée par l’arrivée musclée, au bout de vingt-quatre heures d’occupation, de 10 fourgons blindés d’où étaient sortis une soixante de Robocops.
Hallucinant.
Un an plus tard, le lieu est toujours vide.
Difficile de ne pas désespérer dans un tel monde.