Face aux réactions suscitées par sa série Squat story, Gaspard Delanoë a décidé de raconter dans un épisode bonus les aventures inénarrables de Julien de Casabianca, dissident du 59 Rivoli, ouvreur du premier squat conventionné.
Avril 2002. Quelques semaines avant que la société française ne soit fracassée par le séisme du 21 avril [Chirac/Le Pen au second tour de la présidentielle, N.D.L.R.], la tension atteint son paroxysme au sein du squat Rivoli, qu’on appelle encore à l’époque « Chez Robert, électron libre » – du nom que s’est donné le collectif d’artistes qui défraye la chronique depuis plus de deux ans.
Car depuis plusieurs mois déjà, l’ambiance s’est dégradée à l’intérieur du groupe : des petits noyaux se sont formés au sein même du collectif, à la fois par affinités individuelles et par convictions politiques, et surtout plusieurs questions divisent.
Que doit être l’avenir du squat ? Faut-il accepter la main tendue par la mairie de Paris (qui semble prête à débourser une somme considérable pour sauver le lieu, en échange d’une régularisation et sous certaines conditions) ? Ou faut-il ne faire aucune concession au pouvoir en place – qu’il soit municipal, régional ou étatique – et rester dans l’illégalité, quitte à être expulsés ?
LA BELLE ENTENTE VOLE EN ÉCLATS
En vérité, le collectif n’est pas seulement scindé en deux camps – c’est-à-dire d’un côté le camp de ceux qui souhaitent signer un accord avec la mairie et de l’autre, le camp de ceux qui ne le souhaitent pas – mais en trois.
Et le troisième camp, de loin le plus nombreux, est le camp de ceux qui hésitent, de ceux qui ne savent pas, de ceux qui s’en foutent, de ceux qui ont autre chose à faire, de ceux qui ne veulent pas prendre partie, de ceux qui pensent qu’on peut encore attendre… Bref, en vérité ce troisième camp ne constitue pas vraiment « un camp », mais plutôt une assemblée extrêmement disparate d’avis très divergents et de ce que l’on appelle généralement en démocratie la majorité silencieuse.
Or, il y a urgence, car la mairie de Paris a sommé le collectif de prendre une décision, afin de sortir du vide juridique dans lequel se trouvent les squatteurs – officiellement expulsables en raison d’un jugement rendu par le tribunal de grande Instance de Paris.
C’est pourquoi, à l’issue d’interminables assemblées générales et autres « réunions du collectif » au cours desquelles il a été impossible de dégager un consensus, il a été décidé que l’avenir du squat serait l’objet d’un vote. D’une part, il s’agit d’élire le président de l’association 59 Rivoli (car afin de pouvoir signer un contrat en bonne et due forme avec quelque entité que ce soit, il faut tout d’abord que le collectif ait une existence juridique, et donc qu’il se transforme en association loi 1901). De plus, il faut valider – ou pas – le projet d’Essaim d’Art, proposition originale de Gaspard Delanoë (moi-même) pour légaliser le lieu.
Dans un premier temps, il est question que le vote se fasse à main levée. Après tout, chacun doit avoir le courage de ses opinions, entend-on ici et là. Mais très vite, certains artistes issus de « la majorité silencieuse » demandent que le vote se fasse à bulletins secrets. Ils estiment qu’il s’agit là d’un choix individuel, d’une conviction personnelle, et qu’afin de ne subir aucune pression des uns ou des autres, il est préférable que le vote soit secret. La demande est acceptée.
UN INDIVIDU CRISTALLISE TOUTES LES TENSIONS
Ainsi au moment même où se déroule dans tout le pays une étrange campagne présidentielle qui va déboucher sur le scrutin le plus choquant de toute la 5e République, un autre débat a lieu, à une échelle microscopique, dans un squat d’artistes. Un débat qui ne concerne en réalité qu’une trentaine d’individus et qui pourtant, de manière assez mystérieuse, va voir la petite histoire coller à la grande Histoire, une violence soudaine émerger d’un lieu, suivie d’une catharsis miraculeuse et d’une renaissance en un autre lieu. Improbable. Puissante. Féconde.
Mais pour comprendre exactement ce qui va se jouer lors de ce vote, il faut se pencher sur le cas d’un individu, en l’occurrence l’un des membres du collectif, car c’est sur lui, finalement, que se cristalliseront tous les sentiments, toutes les tensions, tous les enjeux et c’est de lui que naîtra la première dissidence du 59 Rivoli. (Il y en aura d’autres, des années plus tard). Cet individu, c’est Julien Caumer.
Enfin… c’est comme ça qu’il se fait appeler à l’époque (des années plus tard il reprendra son patronyme, Julien de Casabianca, mais pour l’instant il a 29 ans, il est journaliste, il s’appelle Julien Caumer et il réside… rue de Rivoli !).
UN SQUATTEUR PAS COMME LES AUTRES
L’une des raisons qui font de Julien Caumer un squatteur différent de tous les autres, c’est qu’il n’appartient aucunement à la communauté des squatteurs. Il n’a jamais fait partie de ces collectifs d’artistes qui, depuis deux ou trois ans déjà, investissent des lieux symboliques dans Paris et dénoncent avec force la spéculation immobilière, le scandale des immeubles vides et la pénurie d’ateliers d’artistes. Il n’a pas fait partie du collectif SsocaPi, installé face au musée Picasso dans le Marais et qui a nargué pendant huit mois les visiteurs du célèbre Hôtel Salé. Pas plus qu’il n’a participé à l’occupation tapageuse du squat de la Bourse, face à l’Agence France Presse et au palais Brongniart dont l’expulsion récente a fait la une de tous les journaux.
Non, Julien Caumer est journaliste. Il a notamment collaboré à l’émission télévisée La Marche du siècle, à L’Événement du jeudi, à L’Express et vient de signer chez Flammarion une enquête fouillée sur un réseau sulfureux au cœur des affaires Elf, Thomson et autres. Bref, il n’a rien à voir avec ces squatteurs.
Mais alors que vient-il faire dans cette galère et comment a-t-il pu intégrer cette communauté, dont on sait qu’elle se construit généralement par cooptation (potes de squatteurs qui font entrer d’autres potes de squatteurs) ? En fait, en bon journaliste d’investigation qu’il est, il a observé avec stupéfaction et gourmandise le ballet des artistes depuis qu’ils se sont installés dans cet immeuble à l’abandon le 1er novembre 1999. Quasiment en face de chez lui (Il réside au 110 rue de Rivoli).
LE JOURNALISTE OBSERVE, DEPUIS SA FENÊTRE
De sa fenêtre, il a, dans un premier temps, halluciné en voyant débarquer cette troupe de dingues rue de Rivoli. Et comme tout le monde, il s’est dit que cette occupation ne durerait pas longtemps. Que les flics allaient les virer rapidement. Que cette aventure serait de courte durée. Et puis les semaines passant, les premières portes ouvertes étant organisées par les artistes, il est allé les voir. Il est entré au 59, a gravi les six étages d’ateliers d’artistes, a découvert l’univers loufoque et bariolé du collectif « Chez Robert, électron libre ». Et s’est pris de passion pour cette histoire qui se construit au jour le jour.
Alors, comprenant que le squat a peut-être quelques mois de vie devant lui, il se décide à agir, et, par un bel après-midi de décembre, le voilà qui se présente à l’un des « ouvreurs » du squat et lui pose la question de but en blanc :
— « Voilà, je m’appelle Julien, je suis journaliste, j’habite en face… Je trouve complètement ahurissant le foisonnement artistique qui règne ici et j’aimerais bien, moi aussi, y participer… J’ai un projet de roman participatif que j’aimerais bien pouvoir mettre en place, si on me donne un espace pour le faire… Il s’agirait de construire, avec les visiteurs, chapitre par chapitre un roman collectif dont je serai l’un des correcteurs-rédacteurs… J’ai une idée d’installation pour cela…
— Désolé… Il y a une telle demande d’ateliers d’artistes et de l’autre côté une telle pénurie d’espaces… On est débordés…
— Oui mais… insiste Julien Caumer, cet espace là, au 2ème étage… Qui n’est pas vraiment un atelier… Plutôt un courant d’air… Cela me suffirait… Je ne gênerais personne… Je m’installerais là comme derrière un comptoir… Et je solliciterais les visiteurs… Et le roman avancerait, jour après jour… Laissez-moi juste faire un essai… »
Julien a de la chance. En s’adressant à Gaspard (vous m’avez reconnu), il est tombé sans le savoir sur l’un des membres du collectif qui est le plus enclin à promouvoir la littérature, là où, pour la plupart, ce sont plutôt les arts plastiques, la musique, ou les arts de la scène qui ont la préférence des squatteurs. Séduit par cette proposition iconoclaste, Gaspard convainc ses camarades de laisser Julien Caumer monter son installation. C’est le début d’une aventure qui, dix-sept ans plus tard, court toujours, et de plus en plus vite…
En effet, à partir de ce jour-là, le volume d’activité de Julien Caumer au sein du squat ne va cesser d’augmenter. Jusqu’à atteindre un point critique.
L’ENCOMBRANT JULIEN CAUMER
Car non content d’avoir installé au deuxième étage son dispositif de « roman participatif » – qui ne sera jamais achevé, Caumer va, au fil des mois, contribuer au développement de deux autres activités cruciales pour le 59. D’une part, il anime avec d’autres artistes la cave du 59 qui, après avoir été nettoyée et aménagée, accueille toutes sortes de performances scéniques : pièces de théâtre, danse, débats et concerts de jazz, musique dont Caumer est fan (il sera même, dans cette cave, le découvreur de Yaron Herman, pianiste devenu aujourd’hui une star mondiale, signé chez le label Blue Note).
De plus Caumer, muni d’une petite caméra, se met à documenter la vie intérieure du 59, il filme certaines réunions du collectif, il est présent lorsque Christophe Girard, l’adjoint à la culture de Bertrand Delanoë, se rend pour la première fois dans le lieu ; il est encore là quand Catherine Tasca, ministre de la culture du gouvernement Jospin, vient, elle aussi, apporter son soutien au squat d’artistes. Bref, il a bien l’intention de réaliser un documentaire qu’il n’aura aucun mal à proposer à France Télévisions, étant proche d’Hervé Brusini, à l’époque patron de France 3.
Cette suractivité ne plaît pas à tout le monde à l’intérieur du collectif et suscite des jalousies. De plus, la personnalité assez abrupte du personnage – qui se laisse parfois aller à répondre à ses contradicteurs avec une pointe de supériorité intellectuelle – et le fait qu’il ne fasse pas partie originellement de la communauté des squatteurs commence à agacer sérieusement l’aile dure du collectif.
Julien Caumer prend de la place. Beaucoup trop de place. Il a d’ailleurs profité du départ d’un des occupants originels pour venir résider lui aussi, au 59 Rivoli, comme une douzaine d’autres occupants et jour après jour, il prend de plus en plus de responsabilités, voire de décisions. Sans forcément en référer au trio qui dirige le lieu depuis son ouverture, le KGB (Kalex, Gaspard, Bruno). Cela énerve beaucoup. Cela irrite.
GRANDES MANŒUVRES
C’est pourquoi lorsque, au début du mois d’avril 2002, Gaspard Delanoë, porte-parole du squat, après avoir évoqué à grands traits son projet d’Essaim d’Art, (c’est-à-dire de projet d’une convention entre le collectif et la mairie de Paris), se tourne vers Caumer pour lui demander de le mettre en forme, c’est-à-dire littéralement de le rédiger, point par point, chapitre après chapitre, une partie du collectif se cabre.
C’en est trop.
N’est-il pas temps de bloquer l’influence grandissante de ce dernier venu ?
Ne faut-il pas refuser ce projet de convention et revenir aux fondamentaux et à l’origine même du mouvement des artistes-squatteurs : la révolte, la résistance, l’expulsion, la dénonciation d’une inégalité et d’une injustice crasse ?
Ne faut-il pas, purement et simplement, écarter Caumer du collectif ?
La goutte d’eau qui va faire déborder le vase apparaît précisément à ce moment-là. Ce moment si particulier de l’histoire du 59. Le moment du vote. La tension est palpable dans l’ensemble du lieu. Des conciliabules se tiennent à tous les étages entre petits groupes de squatteurs. Personne ne sait vraiment qui compte se présenter au poste de président de l’association et pour porter quel projet.
Des bruits courent que Julien Caumer compte bien faire acte de candidature. Mais quid de Gaspard Delanoë ? Et quelqu’un osera-t-il incarner le camp du non ? Que faire si une majorité des votants s’abstient ou vote nul ?
DÉROBADES
C’est alors que, cristallisant sur sa personne toutes les résistances à la normalisation, Caumer va se dérober et, quelques minutes avant le vote, annoncer qu’il ne se présente pas. Surprise totale et coup de théâtre. Délestée de son principal opposant, l’aile dure des squatteurs laisse passer le projet d’Essaim d’Art de Gaspard – et l’élit dans la foulée président de l’association – mais n’en continue pas moins de nourrir un sérieux ressentiment à l’égard de ce qui apparaît comme une manœuvre tactique de Caumer.
Le lendemain même du vote, sa caméra et tous les films qu’elle contenait est volée dans son atelier (il ne les récupèrera jamais).
Comprenant que l’hostilité à son encontre a atteint un seuil intolérable, Julien Caumer se lance dans une dissidence improbable. Il a repéré quelques jours plus tôt, un bâtiment situé à 150 mètres du 59 Rivoli et semble-t-il, inoccupé. Le bâtiment en question appartient à la mairie de Paris. Le dimanche 28 avril 2002, en plein cœur de l’entre-deux tours et tandis que d’immenses manifestations secouent Paris, Julien Caumer, auquel plusieurs artistes du 59 Rivoli ont décidé de prêter main forte se lance à l’assaut du 111 rue Saint-Honoré, une petite tour du 18ème siècle connue sous le nom de Fontaine de la Croix du Trahoir et inscrite au titre des monuments historiques depuis 1925. Abritant originellement le consulat d’Andorre, la tour est en jachère depuis sept ans.
L’ouverture est épique. Après avoir posé une échelle sur la façade du lieu et être entré par la fenêtre du 1er étage, Caumer se retrouve seul, coincé à l’intérieur au moment même où une émeute éclate à l’extérieur, rue Saint-Honoré. Une cinquantaine de policiers quadrillent le secteur pendant plusieurs heures. Mais l’orage finit par passer et les jours se suivent sans que les policiers ne remarquent la présence illicite d’artistes dans le bâtiment.
Caumer va alors avoir un coup de génie : plutôt que se faire le plus discret possible et installer progressivement les artistes dans le squat, il va directement se présenter à tous les commerçants du quartier dès le lendemain de l’ouverture en leur racontant que le lieu leur a été attribué officiellement par la mairie. Les commerçants, n’imaginant pas une seule seconde qu’il leur a raconté des fadaises, n’appelleront jamais les flics. Du mensonge considéré comme un des beaux-arts…
« TOUJOURS APPARAÎTRE COMME UNE SOLUTION »
C’est alors qu’en bon footballeur qu’il a été, Caumer va opérer un virage tactique qui, une fois encore, ne va pas lui attirer que de la sympathie dans le milieu des squats d’artistes.
Plutôt que de passer en force et d’instituer un rapport de confrontation avec les autorités, comme le font presque toujours les squatteurs, Caumer va user de la ruse, il va tenter la feinte, le petit pont, le contre-pied.
Son objectif ? Essayer de se rapprocher de Christophe Girard, qu’il a rencontré lorsque ce dernier a visité le 59 Rivoli, et le convaincre du bien-fondé des occupations artistiques et de la nécessité d’entamer avec eux un dialogue, une relation de confiance ou, à défaut, d’établir un échange permettant de dépasser l’antagonisme originel et de construire des passerelles. Et c’est ainsi qu’il va, progressivement, rentrer dans les petits papiers de la mairie en suivant à la lettre un adage qui lui est cher : « Toujours apparaître comme une solution plutôt que comme un problème ». Il se rapproche ainsi de Guillaume Descamps, fraîchement nommé responsable en lien avec les collectifs d’artistes à la direction des affaires culturelles de la ville de Paris, et de Rima Abdul Marak, attachée culturelle au bureau de Bertrand Delanoë.
Passé maître dans l’art de s’acoquiner avec des personnes influentes (on apprendra quinze plus tard en regardant un reportage sur Arte que Julien Caumer a été, à 19 ans, le secrétaire d’Etienne Léandri, homme d’affaires sulfureux, proche de Pasqua), Caumer parvient à ses fins : le 6 septembre 2005, il est le premier à signer une convention d’occupation entre un collectif d’artistes-squatteurs et la mairie de Paris (bien d’autres conventions suivront, qui s’appuieront sur le modèle créé par Caumer).
Mieux encore, dix ans plus tard, la mairie de Paris lui confie un deuxième lieu, la fontaine Molière, située elle aussi dans le 1er arrondissement.
Aux dernières nouvelles, il viendrait d’ouvrir – légalement ! – un nouvel espace artistique, entièrement dédié à la scène de jazz : un café dans une ancienne gare de la petite ceinture, à la sortie du métro Corentin Cariou… un lieu plein d’herbes folles, de réminiscence des trains passés, de graffitis posés à la dernière minute, mais chut… Ne le dites à personne.
LA DÉLIVRANCE
En quinze ans, Julien Caumer réussi à faire du Laboratoire de la Création – c’est le nom qu’il a donné à son collectif d’artistes – un lieu émergent, permettant à de jeunes musiciennes de jazz d’éclore (Sophie Alour, Anne Pacéo et bien d’autres), créant, pour les étudiants, une école préparatoire aux concours d’entrée aux Beaux-Arts (Starter), développant ses projets personnels (des films, des documentaires et un projet de collages monumentaux invité dans des musées du monde entier : Outings) et surtout, creusant plus que jamais la veine d’un art libre, capable de se projeter dans toutes les directions, au gré des techniques nouvelles, des rencontres inattendues, des opportunités soudaines et du hasard.
« Qu’avons-nous fait de notre liberté ? » se demandaient dans les années 80 ceux qui avaient fait 68.
Avec cette dissidence du 59 Rivoli, née dans la tension et les différends insurmontables, Julien Caumer et les siens ont su répondre de la plus belle des manières : en favorisant la création, encore et toujours.
Lui-même d’ailleurs s’est recréé.
Ne s’appelle-t-il pas désormais Julien de Casabianca ?
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