Comment et pourquoi Paris est-elle devenue, en quinze ans, la capitale européenne des squats d’artistes et lieux alternatifs ? Retour sur une évolution passée inaperçue et aujourd’hui incontournable.
Paris, avril 2001, la scène se passe dans le bureau huppé du maire, sous les ors du plus grand bâtiment municipal d’Europe, l’Hôtel de Ville de Paris. Bertrand Delanoë et Christophe Girard, son adjoint à la Culture, ont un rendez-vous important : il s’agit de prendre une décision, urgente, concernant le squat d’artistes de la rue de Rivoli qui défraye la chronique depuis plusieurs mois et qui est menacé d’expulsion d’un jour à l’autre.
Pendant la campagne municipale qui a duré plus d’un an, de nombreux candidats de gauche se sont exprimés au sujet de ce squat très médiatique et ont tous promis de « sauver ce lieu » s’ils étaient élus.
Les communistes, les Verts, le Mouvement des citoyens de Jean-Pierre Chevènement et Georges Sarre, le PS, tous sont d’accord sur ce point : il faut absolument empêcher l’expulsion de ce collectif d’artistes qui, depuis plus d’un an, a capté l’attention de dizaines de milliers de visiteurs et a mis en place un nouveau genre d’accès à l’art, à la fois plus intimiste, plus démocratique et permettant de pallier en partie la pénurie d’ateliers d’artistes dans Paris.
UN COÛT DÉMESURÉ
Un mois plus tôt, en mars, Bertrand Delanoë a déjoué tous les pronostics et a dérobé Paris au nez et à la barbe de la droite qui tenait la municipalité depuis près de soixante-dix ans. C’est un véritable séisme politique. La droite a perdu Paris. Le fief de Chirac pendant quinze ans est tombé. Philippe Séguin a mené une campagne désastreuse et s’est fait coiffer sur le poteau par un apparatchik du PS, Bertrand Delanoë. Une majorité nouvelle s’est formée à l’Hôtel de ville, composée de socialistes, d’écologistes et de communistes.
Il s’agit maintenant de tenir les promesses et d’appliquer la politique pour laquelle ils viennent d’être élus.
Oui, mais voilà, la décision qui peut éventuellement être prise en ce matin d’avril 2001, n’est pas une petite décision. C’est une décision qui a un coût. Un coût démesuré. Neuf millions d’euros au bas mot. Neuf millions d’euros. Pour des squatteurs. Pas évident.
« QU’ILS AILLENT DANS LE LARZAC ! »
Car pour sauver le collectif d’artistes menacé d’expulsion, il n’y a pas d’alternative : il faut que la ville de Paris se porte acquéreur du bâtiment – qui appartient au CDR, une entreprise publique chargée de liquider les actifs compromis du Crédit Lyonnais – puis, dans un deuxième temps, le rénove car il se trouve dans un état de délabrement avancé. Coût estimé de l’acquisition : 4,6 millions d’euros. Coût estimé de la rénovation : 4,3 millions d’euros. Total : 8,9 millions d’euros. Une somme colossale, et dont l’affectation (améliorer le sort d’un collectif d’artistes-squatteurs) tranche totalement avec la façon dont le budget pour la culture a été géré jusque-là à Paris. En effet, chacun sait qu’une grande partie du budget de la culture à Paris est englouti par les salles du Châtelet et du Théâtre de la Ville ainsi que par les divers budgets de fonctionnement alloués aux musées municipaux et aux différents conservatoires de la ville de Paris (musique classique, danse, etc.). Des promesses ont également été faites pendant la campagne aux personnels des conservatoires qui se plaignent de budgets en baisse et d’effectifs réduits.
De plus, celle qui a été pendant dix ans la directrice des Affaires Culturelles de la ville de Paris sous l’ère Chirac, madame Hélène Macé de Lépinay, n’a-t-elle pas répondu en plein Conseil de Paris à une élue communiste qui lui posait une question sur les squats : « Mais pourquoi ne vont-ils pas faire cela dans le Larzac ? »
TOTALEMENT INCONTRÔLABLES
Bref, il s’agit d’un virage important dans la conduite de la politique culturelle, et d’une rupture vis-à-vis de celle qui a été menée jusqu’ici.
C’est la raison pour laquelle, en ce jeudi 18 avril 2001, Christophe Girard, fraîchement nommé adjoint à la Culture, tente de convaincre Bertrand Delanoë de ne pas s’engager sur la voie périlleuse du rachat du squat de la rue de Rivoli. Après tout, que sait-on de ces squatteurs ? Leurs qualités artistiques ont-elles réellement été testées ? Et si la ville soutient ce lieu, ne devra-t-elle pas en soutenir d’autres, dans des situations tout aussi précaires ? Sait-on seulement si ces squatteurs joueront le jeu, c’est-à-dire s’ils accepteront de sortir de la clandestinité, de se constituer en association de type 1901 et de signer un contrat en bonne et due forme avec la ville de Paris ? Ne sont-ils pas totalement incontrôlables ?
Et puis, ajoute Christophe Girard, la vie naturelle des squats n’est-elle pas de rester éphémère, d’apparaître ici et de renaître ailleurs, au gré des ouvertures et des expulsions… ?
Bertrand Delanoë marque un silence. Il s’est lui aussi posé toutes ces questions – et d’autres –, la veille même, lors d’un entretien houleux qu’il a eu au téléphone avec un des leaders du squat de la rue de Rivoli. Les artistes du squat sont de plus en plus nerveux, leur expulsion peut intervenir à tout moment et la préfecture de police, qui est censée opérer cette évacuation ordonnée huit mois plus tôt par le tribunal de grande instance, ne donne aucune information sur la date éventuelle de l’expulsion.
DES BORDÉES D’INJURES
À l’intérieur même du squat, de fortes tensions se sont exprimées. Très nombreux sont ceux qui n’ont aucune confiance dans la parole politique et sont persuadés que maintenant élue, la nouvelle équipe municipale va s’empresser de ne rien faire et les laisser à leur sort habituel : l’évacuation manu militari, à 6h30 du matin, par une troupe de C.R.S.
La tension est même montée si haut que le collectif s’est quasiment scindé en deux : d’un côté ceux qui pensent qu’il faut ruer dans les brancards, dénoncer l’inaction de la ville de Paris depuis un mois et hurler à la trahison, de l’autre ceux qui estiment qu’il faut laisser un peu de temps à la nouvelle équipe et espérer que la préfecture ait d’autres chats à fouetter que d’expulser trente « bohèmes » réfugiés dans un squat.
Les insultes se sont mises à pleuvoir entre les membres du squat, les noms d’oiseaux ont volé et, à l’issue d’une énième « réunion du collectif », un certain nombre d’entre eux ont pris la décision unilatérale d’appeler Le Figaro et de donner une interview assassine sur la gestion de cette crise par Bertrand Delanoë. C’est à la suite de la parution de cet article signé Rodolphe Geisler, et dans lequel certains artistes-squatteurs mettent en cause la volonté de Bertrand Delanoë de tenir sa parole, qu’a eu lieu ce coup de téléphone houleux du maire aux squatteurs.
LE SAVON DU MAIRE DE PARIS
« Comment pouvez-vous vous permettre de mettre en doute ma parole alors que le premier mois de ma mandature ne s’est même pas écoulé ? », tance le maire de Paris à l’un des leaders du squat au téléphone. « Que savez-vous de la manière dont je vais gérer ce dossier ? Vous trouvez ça bien d’appeler Le Figaro et de me dénigrer ? Alors je vais vous dire une chose, et je vais vous demander de m’écouter attentivement : vous ne me connaissez peut-être pas, mais sachez que je suis un homme de parole, et que lorsque je donne ma parole, je la tiens. Toujours. Est-ce clair ? » Le squatteur a à peine le temps de balbutier quelques mots que l’entretien est déjà terminé. Il est 7h30 du matin et le maire de Paris vient de passer un savon au porte-parole du squat, tout en l’assurant de son soutien.
Mais la décision est actée.
Le squat sera racheté. Pour 4,6 millions d’euros.
Puis rénové – cinq ans plus tard –, pour 4,3 millions d’euros.
Ce sont ces propos que tient à peu près Bertrand Delanoë à Christophe Girard qui vient d’exprimer ses doutes : on ne peut pas commencer un mandat qui est censé opérer une rupture avec soixante-dix ans de gestion de Paris à droite par un manquement à la parole donnée. Le fait de soutenir un squat d’artistes est un acte symbolique très fort. La direction est donnée : il faudra composer avec les collectifs d’artistes.
Christophe Girard sort du bureau du maire un peu dépité, abasourdi par la fermeté de Bertrand Delanoë et dérouté par sa décision, lourde de conséquences aussi bien en termes politiques qu’économiques. Et une question le taraude : Bertrand Delanoë a-t-il décidé de « tenir parole » parce qu’il a un orgueil démesuré et qu’il n’accepte pas que sa parole soit mise en doute ? Ou croit-il vraiment que l’avenir de la création à Paris passe par le soutien à des collectifs d’artistes-squatteurs tous plus nébuleux les uns que les autres ?
Retrouvez l’épisode 2/5 mardi 18 juillet.
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