La genèse du journal minimal
récit des événements parfois infimes qui ont conduit à sa naissance

Épisode 1 : Un grain de sable du Sahara (Maroc, été 1995)

Photo : D.R.

C’est au cours d’un voyage dans le désert que tout a commencé. Nous avions dormi à la belle étoile sur le toit-terrasse d’un petit hôtel du Sahara, la nuit avait été froide et nous nous étions levés aux aurores pour partir à dos de chameau avant le lever du soleil. En milieu de matinée, notre jeune guide Touareg s’arrêta entre deux dunes et désigna un bout de sable, grisâtre, compact : il s’agenouilla, creusa le sol à mains nues et trouva de l’eau. Puis il installa un petit campement, fit bouillir un thé qu’il sucra excessivement et nous distribua les sandwiches à l’omelette préparés par ses soins. Dans ce désert tout doux, sans autre bruit que celui du vent caressant les grains de sable, les événements les plus insignifiants prenaient un relief extraordinaire et les sensations étaient décuplées.

 

Épisode 2 : Le morceau répétitif d’un certain Daft Punk… (Automne 1995)

Photo : Emmanuelle Veil

À l’époque, la musique électronique avait mauvaise réputation : du marteau piqueur pour drogués, émaillé de messages nazis subliminaux… Elle exerçait pourtant sur moi depuis plusieurs années une forte attraction. J’achetais les disques au feeling, d’après la pochette. Comme cette compile d’Independance Records (label lyonnais underground), dont le titre, Cosmic Energy, me parut bien mystérieux. De retour à la maison, gros flash sur le premier morceau : Rollin’ & Scratchin’, d’un certain Daft Punk (j’ignorais, alors, qu’ils étaient deux)… C’était provocant : il y avait juste un pied et ça tapait très dur, c’était complètement radical, plein d’énergie cosmique.


Épisode 3 : Une capsule dans la savane (Côte d’Ivoire, juillet 1998)

D.R.

C’est lors d’un voyage en Côte d’Ivoire que je pris conscience de la relativité de la valeur des choses. Invités à Abidjan, mes amis et moi partîmes faire une excursion dans le Nord du pays. Au cours du séjour nous voulions notamment visiter la ville de Korhogo, célèbre pour ses toiles sénoufos qui avaient inspiré Picasso.

Carte postale Iris

Nous fîmes ensuite étape à Niofouin, dans la savane, pour une nuit. Les habitants de ce village nous offrirent une case, le couvert ainsi qu’une calebasse remplie d’un alcool piquant et fermenté que l’on se passa de bouche en bouche. C’était apparemment de la bière. Après le repas, nous eûmes envie d’une bière plus traditionnelle et nous allâmes chercher des Spéciale Flag à la petite buvette située à l’écart du village. A notre retour, les enfants nous demandèrent les capsules de nos canettes, qui représentaient des trésors pour eux : ils s’en servaient comme roues sur des boites de sardines pour faire des petites voitures.

 

Épisode 4 : Le petit sac plastique blanc (Bénin, février 2001)

Photo : Emmanuelle Veil

Choc de société encore une fois lors d’un reportage dans le petit village béninois de Bello Tounga, au bord du fleuve Niger, qui accueillait des médecins, psychologues et infirmières parisiens venus échanger des bonnes pratiques avec des marabouts.

Nous dormions dans un baraquement de parpaings, un peu à l’écart ; le matin, nous faisions notre toilette de chat à ciel ouvert, à l’aide d’une bassine. Durant tout le séjour, nous avions bien pris soin de ne pas manger de crudités, ce qui nous évita, contrairement à nos imprudents compagnons de voyage (pourtant médecins, c’est un comble), les incessants allers-retours aux toilettes sèches.

A la fin du séjour, un peu gênés, nous remîmes au jeune homme qui gardait les baraquements le petit sac plastique blanc dans lequel nous avions rassemblé nos déchets (Kleenex usagés, emballages divers…). Il le prit et, en nous souriant, le jeta loin derrière lui dans la brousse balayée par le vent…

 

Épisode 5 : Un livre frais comme une orange (Mars 2002)Image : Emmanuelle Veil

Un ami avec qui nous avions souvent de longues discussions littéraires nous offrit un joli petit livre orange : L’Agrume, de Valérie Mréjen. Nous lûmes presque d’une traite cette histoire de couple bancal écrite au couteau, dans un style sans affects évoquant tout à la fois L’Etranger de Camus et les Nouvelles de la zone interdite de Daniel Zimmermann. Ce récit frais et acide ancra profondément en nous l’idée que moins il y a d’effets, plus cela fait de l’effet.

 

Épisode 6 : Et la lumière fut (Chicago, juillet 2005)

Dan Flavin (image DR)

Une invitation familiale – réitérée – dans la plus belle ville des Etats-Unis, cela ne se refusait point. Ce serait l’occasion d’aller ensuite voir Detroit, le berceau de la Motown, du punk et de l’électro, et de découvrir le nouveau visage de New-York balafré par le 11 septembre et les années Giuliani. Nous traversâmes l’Atlantique (penauds de déverser toutes ces tonnes de carburant au-dessus de l’océan) et fûmes éblouis, dès le premier jour, par la beauté cinglante des gratte-ciel de Chicago. Façonnée, notamment, par Gustave Eiffel puis par l’ancien directeur du Bauhaus, l’architecte Mies Van der Rohe (père du mouvement minimaliste), la ville brillait, le métal et les fenêtres des buildings réfléchissant jour et nuit les rayons du soleil et des néons. Au milieu de ce décor rétro-futuriste, nous découvrîmes une petite plage plantée de parasols, depuis laquelle nous nous adonnâmes plusieurs fois aux plaisirs de la brasse – nous n’apprîmes qu’à la fin du séjour que les eaux du lac Michigan étaient impropres à la baignade. En bons touristes qui se respectent nous allâmes également voir la rétrospective que le musée d’art contemporain consacrait à un certain Dan Flavin. Nous déambulâmes dans des grandes pièces nues dont les murs, les sols, les plafonds et les coins étaient éclairés ça et là par des tubes fluorescents… Charmés par les halos multicolores, nous nous laissâmes bercer par les imperceptibles mais bien réels changements d’ambiance que ces installations provoquaient.

 

Épisode 7 : Une Bible de 120 grammes (printemps 2012)

JM-FB-Genese7-Loreau

Au terme d’une discussion sur nos projets personnels et professionnels, un ami nous conseilla de nous procurer au plus vite L’infiniment peu, le nouveau livre de Dominique Loreau, une française vivant au Japon et adepte du minimalisme.

Avant même d’entamer sa lecture, nous aimions cet ouvrage : il était mignon, plus petit qu’un format A6, il pesait 120 grammes et sa couverture était douce. Nous dévorâmes en quelques jours ses 15 chapitres, de « 1. Peu posséder » jusqu’à « 15. L’art de lâcher prise ». L’auteur y alternait propos pleins de sagesse et conseils pratiques pleins de bon sens pour tout un éventail de situations quotidiennes, des plus triviales (nettoyer, classer…) aux plus sociales (aimer, consommer…). Pour nous, qui avions depuis des années l’envie de créer un journal, ce fut une révélation : le minimalisme n’était pas seulement un courant artistique, c’était aussi une éthique de vie, dont les racines remontaient à l’Antiquité. L’idée de regarder le monde à travers ce prisme poussa, grandit, fertilisée par l’actualité (la lutte contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, les mobilisations de la jeunesse stambouliote pour sauver le parc Gezi…) et c’est ainsi que naquit « le journal minimal ».

EMMANUELLE VEIL

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